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Les Parisiens sous l’Occupation en… Agfacolor

Né à Paris en 1897, André Zucca devient dans les années vingt photographe pour divers supports prestigieux (Comœdia, Paris-Soir, Match, Life, etc.) avant de collaborer (c’est le mot qui convient), à partir de 1942, au journal de l’occupant, Signal, ce qui lui donne des privilèges et lui permet de tester la pellicule Agfacolor, fabriquée par l’Allemagne afin de concurrencer le Kodachrome d’Eastman et qui fut utilisé pour mettre en valeur certaines épreuves sportives des Jeux olympiques de Berlin de 1936 (les J.O., déjà les J.O., toujours les J.O. !). L’Agfacolor-neu se présentait sous forme de rouleaux 35 mm de 36 vues, avait une sensibilité limitée à 16 ASA et convenait bien au Leica de Zucca muni d’un objectif Carl Zeiss Tessar 50 mm.

Que ses 250 clichés couleur aient été ou non publiés par la revue semi-mensuelle hitlérienne n’est pas vraiment le problème. L’avertissement distribué par la Mairie de Paris à l’entrée de l’expo à la BHVP (Bibliothèque historique de la ville de Paris) est à côté de la plaque en suggérant que le photographe «avait réservé la couleur à des sujets hors commande».
Il faut rappeler simplement que ce magazine relativement luxueux pour l’époque, ne consacrait qu’un quatre-pages à la polychromie. Des photos connotées politiquement, prédéterminées ou construites idéologiquement, «spectaculaires» ont été publiées, autres que celles d’André Zucca, sans que la destination de ces dernières ait forcément obéi à des règles exclusives opposant travail perso et pro, œuvre de commande et exploration, reportage et expérimentation, etc.

Il faut ici souligner que la couleur, en raison de son caractère spectaculaire, est devenue un objet de propagande en soi. Qui la contrôlait et imposait son procédé aux autres pouvait espérer dominer la photo, le cinéma et la presse. D’où l’importance de films intégralement en couleur comme Gone With the Wind (1939) et Münchausen (1943), ou partiellement colorés, comme Ivan Groznyy (1944).

Ce n’est pas la faible sensibilité de la pellicule couleur d’Agfa qui a empêché le photographe de traiter des sujets qui fâchent (il aurait pu très bien recourir au flash ou se contenter du noir et blanc), comme la question des fusillés du Mont Valérien et celle, récurrente, des rafles des Juifs, au vu et au su du «peuple» de Paris. C’est simplement la censure (les services allemands réglementèrent l’usage de la photo et interdirent notamment la prise de vues en extérieur à quiconque n’était pas accrédité, pour prévenir l’espionnage, la contre-propagande ou pour que soit délivré un message sans équivoque), l’autocensure ou une volonté de rendre pittoresques les thèmes ou les personnages sélectionnés, en écartant de devant l’objectif toute part d’ombre de cette époque — et une catégorie de la population, par la même occasion.

Non seulement la «Propaganda Staffel n’aurait probablement rien trouvé à redire à cette représentation de Paris occupé», mais elle l’a commanditée. L’angle «touristique» de Zucca découle d’une vision idyllique, romancée, édulcorée de la réalité. Sa photographie effleure toujours la surface des choses et des êtres, même si un détail finit par échapper à sa maîtrise du cadre.
Deux étoiles jaunes, marque d’infamie, se détachent assez nettement, grâce à la couleur, des vêtements sombres d’une femme et d’un homme photographiés dans le quartier du Marais.

Les queues pour le ravitaillement en… vin donnent une idée de ce que devaient être celles qu’on faisait pour l’obtention de produits de première nécessité ! Les petits métiers ne relèvent pas de l’imagerie d’Épinal, comme chez Atget : outre les marchands de bouillon, les rémouleurs, les hommes-sandwiches, les bonimenteurs de la foire du Trône, on découvre tout une jeunesse reconvertie dans le créneau lucratif du vélo-taxi.
Quelques pauvres bougres sont également pris dans le champ, la main dans le pot de confiture, dans le sac, ou plutôt dans les poubelles, du côté des Halles. On n’est donc pas complètement dans un système de clichés lénifiants, dans un univers de pur insignifiant, dans un monde frivole comme celui fixé sur la même pellicule Agfa par le soldat allemand Walter Dreizner (ses baigneurs se prélassant sur les planches de la piscine Deligny côtoient de jolies Parisiennes en goguette) que les services culturels de Bertrand Delanoë ont récemment exposé dans «Paris en couleurs».

On n’utilisera pas les arguments vantant (ou vendant) généralement les expositions de ce type, selon lesquels les photos seraient exceptionnelles pour des raisons techniques, le travail de numérisation-restauration réalisé sur le fonds Zucca, acheté en 1986 par la BHVP à Anne et Pierre Zucca (lui-même photographe, notamment sur le film… Lacombe Lucien, et cinéaste, auteur, entre autres, de Roberte), serait magnifique, les images auraient une valeur historique inestimable, la couleur établirait plus de proximité avec les Parisiens que des images en noir et blanc, le corpus aurait un intérêt sociologique, etc.

Il faut pourtant se poser la question de la qualité artistique de ces photos, les considérer aussi du point de vue esthétique. Elles se situent quelque part entre le travail formel d’une Leni Riefenstahl, la cinéaste officielle et talentueuse du IIIe  Reich (notons au passage la fascination d’André Zucca pour le cinéma, dont de nombreuses devantures ou affiches agrémentent ses paysages urbains), et l’esthétique Match, Life ou Signal — magazine à la pointe de la modernité, parfaitement mis en page, ayant su user de la bichromie en couverture, ayant assimilé les dernières trouvailles en matière de typographie, imprimé avec soin, sur le meilleur papier disponible, par Curial-Archereau.

Bien que le côté noir, tragique, de l’Occupation soit systématiquement maintenu hors-champ, André Zucca a le sens du cadrage et aussi celui du décadrage, ses photos, obtenues au moyen d’un procédé couleur désuet qui leur donne une dominante bleue et les rend presque bichromes, ont acquis l’aura de la patine du temps, la plus-value de la nostalgie.
Le malentendu vient du fait qu’on attend de la photographie qu’elle soit plus réaliste que le roi : or, ici, tout est truqué, biaisé, joué d’avance. Rien n’est innocent, laissé au hasard. Aucune trace de mauvaise conscience, non plus, ni chez les Parisiens, ni chez Zucca.
Peut-on dès lors contempler ces images léchées comme si de rien n’était ? De nombreuses photos (toutes, serait-on tenté de dire !) sont posées, pesées, pensées, bref, mises en scène : c’est le cas du couple idéal tenant son petit sac de cerises, ou des filles à lunettes de soleil cerclées de blanc prenant l’air au jardin du Luxembourg, le cas du couple formé par une des trois filles avec un charmant pétainiste probablement abonné au magazine… Signal.

André Zucca
270 photographies, réalisées pour le compte du magazine illustré nazi Signal, présentées à l’exposition «Les Parisiens sous l’Occupation».

 

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