L’aquarelle multicolore des Noceurs de Brecht Evens, jeune illustrateur flamand, a attiré mon Å“il dans une librairie une nuit noire de l’hiver dernier.
Il s’agit aussi de nuit ici, mais d’une nuit de débauche qui abrite des noces étranges, quoique banales, dans une ville européenne, du moins occidentale.
La soirée a engendré une fête, celle de Gert, odieusement ratée. Elle a nourri des pique-assiettes avides de conformisme, attirés par un fêtard charismatique, mais absent: Robbie. La nuit et le récit oublieront la plupart de ces invités. Seuls Gert et Robbie nous accompagnent plus longtemps: au Disco Harem, la boîte où il faut être, Robbie rencontrera joyeusement la jolie Noumi et retrouvera tendrement son ami d’enfance Gert.
L’insignifiance de Gert et de certains autres personnages est traduite par du gris taupe et de la transparence. Le charisme de Robbie et de Noumi se reconnaît aux rayures et aux carreaux vifs de leurs vêtements. La féminité se porte rouge sang, la virilité, bleu foncé, la honte, jaune.
La couleur fait sans arrêt sens. Par superposition, elle sculpte, rythme, donne les distances. Sa transparence dévoile, donne de la profondeur. Son opacité soustrait délibérément au regard. Du salon de coiffure où l’on cancane, aux escaliers qui précèdent l’entrée en piste, certains bâtiments ont tombé leurs façades et nous rendent, avec toutes ces vues en plongée, bel et bien voyeurs.
Heureusement, la plupart du temps des pavages polychromes et toute sorte de motifs soigneusement choisis arrêtent notre regard dans sa chute vertigineuse.
La ville dessinée par cette folle nuit nous livre et nous cache à la fois ses recoins page après page. Nous passons rapidement d’un burlesque chatoyant digne des nuits de Toulouse-Lautrec, à un ordinaire uniformément gris, et les personnages, eux, passent ainsi de l’exaltation au désenchantement, de la générosité à la cruauté, de la jouissance à une muette indifférence. Le monde de la nuit et des noctambules est peint dans toutes ses contradictions, de sa vanité à sa profondeur.
Ce qui transparaît pourtant finalement est d’une grande fluidité. L’organisation sans cesse renouvelée des pages accentue cette sensation de liberté, que ceux du jour n’auraient pas le loisir de connaître. Certes ceux du jour diraient que le récit n’en est que plus morcelé et sans dénouement. Mais prenons le parti des noctambules.
Lire et relire Les Noceurs est encore plus savoureux grâce aux détails cachés, aux apartés et aux contre-récits; à eux seuls ils rassasient une lecture ponctuelle. Feuilleter cet album repaît les yeux, quelque soit l’endroit d’où on le regarde.
— Brecht Evens, Les Noceurs, Arles: éditions Actes Sud BD, 180p. Couleur (Prix de l’audace, Festival d’Angoulême 2011)