ÉDITOS

Les musées ne font plus l’art

PAndré Rouillé

Pourquoi, diable, certains critiques ou journalistes s’acharnent-ils à vouloir transformer des photographes en artistes… Comme si la consécration ne pouvait s’acquérir qu’en dehors de la photographie.
On a ainsi vu de nombreux photographes de mode ou de publicité avoir les honneurs des plus prestigieuses institutions artistiques. On sait comment Atget a, après sa mort, et à contre sens de son travail, été transformé en artiste par la machine MoMA (Musée d’Art moderne de New York).
Aujourd’hui, c’est un type de photographe aussi éloigné que possible de l’art, un reporter de guerre, qui, avec Luc Delahaye, fait l’objet d’une semblable opération. Assurément avec sa participation active, et par l’action conjuguée de la presse et de plusieurs galeries et institutions artistiques internationales — en France

, la Maison rouge.

On comprend bien le contexte de ce processus: d’une part, l’«indéfinition» croissante de l’art accentue la porosité de ses frontières ; d’autre part, le déclin accéléré des fonctions informatives de la photographie, et les mutations de la presse d’information, poussent de nombreux reporters à diversifier leurs activités, voire à se recycler. Notamment dans l’art.

Mais être artiste ne se décrète pas. Et ce n’est heureusement pas encore les journalistes qui fabriquent les artistes — ni même les musées comme ont pu le faire croire des interprétations hâtives des ready made de Duchamp et de ses émules qui ont animé l’art de tout le XXe siècle
On a, à juste titre, beaucoup souligné le rôle du «monde de l’art» dans le statut d’art des ready made. La conversion du porte-bouteilles que Duchamp achète au BHV en une œuvre intitulée Porte-bouteilles est le fruit d’une opération symbolique dans laquelle le musée joue un rôle majeur, mais dans laquelle, surtout, intervient un artiste porteur d’une problématique artistique.

L’œuvre est ainsi produite à la conjonction d’une problématique et d’une pratique artistiques, du «monde de l’art» — les galeries, musées, centres d’art, conservateurs, commissaires, critiques —, et bien sûr du public.
Chez Duchamp, la transformation de l’objet porte-bouteilles en l’œuvre Porte-bouteilles (1914) n’opère que dans la mesure où elle est l’actualisation de questions si fortes qu’elles travailleront tout le XXe siècle : les frontières entre art et non art, la nature du faire artistique, le rôle de l’habileté, le concept de beau, l’achèvement de la représentation, etc. En fait, les ready made de Duchamp sont de véritables capteurs des grandes forces qui vont agiter l’art durant un siècle.

Si la qualité photographique des travaux de Luc Delahaye n’est pas ici remise en cause, cette qualité ne suffit pas à en faire des œuvres d’art, comme le voudrait leur auteur, et comme s’échine à le démontrer Michel Guerrin dans un article du Monde éloquemment intitulé «Luc Delahaye, du photoreporter à l’artiste» (23 nov. 2005).

A partir de l’exemple de Luc Delahaye, l’enjeu est de rappeler que l’«indéfinition» n’ouvre pas pour autant le territoire de l’art à tous les vents; que ses constantes mutations, aussi importantes soient-elles, n’abolissent pas l’art, ni ne le rendent perméable à toutes les tentatives et petits arrangements; que l’art est en devenir, mais bien réel, c’est-à-dire insoluble dans les pratiques d’images et les volontés individuelles ; enfin, que l’art, qui est de plein pied dans le monde, est assez autonome et hétérogène pour déjouer les discours qui tentent de le circonscrire, de l’infléchir ou de le gouverner. Tant les discours passéistes systématiquement hostiles à l’art d’aujourd’hui, que ceux de la communication qui l’instrumentalisent, ou du journalisme qui s’autorisent non sans candeur à légiférer sur ses frontières.

Avec une emphase plus proche des communiqués de presse que du discours critique («Jamais on n’a vu un photographe représenter ainsi la grande actualité»), Michel Guerrin voudrait nous faire croire à ce miracle du triple «saut spectaculaire» que le héros de son article aurait effectué au cours des quatre dernières années : saut «de l’actualité à l’Histoire, du journalisme au musée, du photoreporter à l’artiste».
Et de s’engager dans une démonstration minée à la base par une double caricature: celle du reporter photographe, celle de l’artiste. Delahaye est successivement rapporté à une caricature de l’artiste, elle-même construite comme l’inverse d’une caricature du reporter et de la photographie de presse.

Les images de Delahaye seraient, par excès, des contre-photographies de presse : trop larges (panoramiques), trop ouvertes à la nature et aux personnages secondaires, trop riches de détails, trop ambiguës, trop distantes et froides, etc. Et cela en comparaison des clichés de presse réputés, eux, nécessairement univoques, fragmentaires, «unaires» aurait dit Barthes, ciblés sur un «fragment d’action, une émotion, une personne», jouant de tous les registres du pathos pour aimanter le regard : autant de traits que pourtant de nombreux photographes de presse remettent quotidiennement en cause depuis longtemps déjà.
L’inversion point par point d’un stéréotype des clichés de presse peut à la rigueur justifier que les images de Delahaye s’excluent d’elles-mêmes de la presse, mais cela ne permet nullement d’en déduire qu’elles entrent du même coup dans le monde de l’art.
Un contre-reporter n’est pas encore un artiste.

D’autant moins que Luc Delahaye explique que son changement de posture n’infléchit pas, ou si peu, sa pratique : «Je travaille toujours comme un reporter, je vais sur le terrain et rien ne me distingue d’un autre. La différence est que je n’envoie pas mes photos à un journal».
Travailler plus et produire moins, mais les images nouvelles sont de la «même famille» que les précédentes. Et Delahaye d’ajouter : «Même distanciation, même apparente froideur, même neutralité. Même confiance dans l’appareil, dans le processus de l’enregistrement, refus d’un style photographique. Peu de choses ont changé, finalement» (L’Humanité, 5 nov. 2005).

Dans les propos, les images ou les protocoles de travail de Luc Delahaye, on ne perçoit aucune des préoccupations qui animent les artistes qui sont intervenus sur les mêmes scènes de conflits et de guerres que lui: la française Sophie Ritelhueber en Bosnie, ou l’américano-chilien Alfredo Jaar au Rwanda.
Confrontées à des génocides, les œuvres de ces derniers sont notamment traversées par la question centrale de la figuration de l’horreur et, en l’occurrence, par la mise en doute de la pertinence de la représentation photographique.
Or, hier comme aujourd’hui, Luc Delahaye reste étranger à ces questions, sans que l’on perçoive bien celles qui distingueraient sa production présente de celle de la période antérieure.

En fait, les principales différences paraissent être surtout quantitatives. Les images sont désormais plus grandes, moins nombreuses, à tirage limité (cinq exemplaires), et plus chères — «leur prix avoisine les 20000 euros», insiste Michel Guerrin qui ne recule en outre devant rien en évoquant Goya, Gros, Delacroix, et même Manet…

Cette logique quantitative relève plus du marché et de la circulation de l’art que de l’art. Les lieux d’exposition, les données physiques des œuvres, et même le marché, contribuent certes à l’art, mais ne font pas l’art.

Qualifier d’«art» toute pratique d’image, aussi brillante soit-elle, revient à banaliser l’art, à le dissoudre dans la masse indifférenciée des pratiques sociales et culturelles.
Or, l’art se distingue des autres pratiques d’images par sa capacité à capter des forces du monde, à résonner avec lui, comme un sismographe. Au-delà de la représentation, de l’information, et du simple regard porté sur les événements, l’art rend sensibles certaines des forces invisibles mais actives du monde.

André Rouillé.

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Luc Delahaye, Taliban, 12 nov. 2001. Tirage chromogénique digital. 111 x 237 cm. © Luc Delahaye, courtesy La Maison rouge.

A lire :
Michel Guerrin, «Luc Delahaye, du photoreporter à l’artiste», Le Monde, 23 nov. 2005.
Luc Delahaye, entretien avec Magali Jauffret, L’Humanité, 5 nov. 2005.

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