On est tout d’abord fortement impressionné par l’installation Le Carnaval des chiens errants morts. Dans une salle aux murs et au sol recouverts d’une étouffante moquette noire, la table est dressée, celle d’un goûter d’anniversaire, la table en bois est maculée de confettis et de chapeaux coniques de toutes les couleurs. Des serpentins tombent du plafond et structurent visuellement l’espace.
Mais la mort est dans la fête: c’est à une fête décadente et mortelle que nous invite l’artiste, comme en attestent la présence théâtrale et proprement surréaliste (cette fois le terme n’est pas mal à propos!) de chiens morts.
Il y en a plusieurs, cinq ou six voire plus, l’un d’eux semble trôner suspendu au centre de la pièce au-dessus de la table, plusieurs sont allongés par terre. Ils apparaissent comme des dormeurs paisibles. L’élément dramatique réside dans la mise en place de mottes de beurre devant le museau de chaque chien mort. Ont-ils été séduits et amenés à dévorer le beurre par un individu malintentionné?
Cette installation déconcerte parce qu’il est difficile de dire si elle est porteuse d’une violence inouïe ou si elle est plutôt révélatrice d’une distance ironique. Peut-être que c’est l’idée de carnaval qui est ici travaillée: les chiens morts ont remplacé les enfants rieurs et bien vivants et les valeurs ont été renversées, laissant le grotesque régner en maître.
En avançant dans l’exposition, on se retrouve face à des «dessins de larmes». Le but de ces dessins-performances est dans l’effusion des larmes de leur auteur, que ce soit des «larmes d’irritation» provoquées par les oignons, la fumée ou le manque de sommeil, ou des «larmes d’émotion» provoquées par une relation amoureuse difficile par exemple.
Ce sont donc des sortes d’autoportraits de larmes qui voient le jour sur fond de châteaux maladroitement dessinés au crayon à papier. L’idée des larmes s’éclaire pour qui connaît un peu le travail de chorégraphe et de metteur en scène de Jan Fabre. En effet, selon lui, les sécrétions humaines, que ce soit des larmes, de l’urine ou du sang, ont une valeur expressive très forte.
Pensons à la création de Je suis sang (conte de fées médiéval) au Festival d’Avignon en 2001, ou encore à son Histoire des larmes, également à Avignon en 2005.
Un système de sens énigmatique se met néanmoins en place dans l’exposition : carnaval, inversion des valeurs, chiens morts, larmes et sang, couteaux et grands verres dans les «sculptures de larmes», châteaux (médiévaux?)…
Il semble d’ailleurs que le réseau de signes se tisse autour de l’idée de banquet mortel, puisque l’œuvre qui donne son titre à l’exposition retient en elle tous les indices.
En effet, dans une salle aux murs blancs cette fois, sur une grande table recouverte d’une nappe immaculée et brodée, cinq «messagers de la mort décapités» (autant dire des têtes de hiboux emplumés aux yeux de verre) sont alignés et regardent tous fixement dans le même sens, vers un mur vide. Le regard est fixe, les têtes ont surgi de la table et attendent un rite funèbre, les messagers n’ont plus rien à nous dire.
Aux murs de cette même salle, deux autoportraits de l’artiste en apiculteur. Encore une fois, la tablée, la mort, l’autoportrait et quelque chose d’indéfinissable planent partout: le conte de fée est devenu violent, le rêve se rapproche de la folie.
Enfin, la dernière œuvre, La Table de la résistance reprend le motif du banquet dont les convives sont absents ou morts. De quelle résistance s’agit-il ? Les convives, les chiens ou les hiboux décapités, ont-ils été sacrifiés? On ne sait.
La seule chose que l’on puisse dire c’est que l’idée de festin médiéval et mortifère hante l’artiste, qui d’ailleurs se transforme peut-être parfois en Marquis de Sade des temps modernes, en ordonnateur de rites secrets, en instaurateur d’une nouvelle mythologie.
Jan Fabre
— Le Carnaval des chiens errants morts, 2006. Installation: chiens empaillés, confettis, rubans, table et beurre. Dimensions variables.
— Sculpture de larmes I et II, 2006. Technique mixte (plâtre, verre, couteaux). 200 x 100 x 100 cm.
— La Table de la résistance, 2006. Verre et encre bic. 400 x 150 x 100 cm.
— Les Messagers de la mort décapités, 2006. Plumes et yeux artificiels, nappe en dentelle de Bruges. 450 x 150 x 100 cm.