Entraînés dans une ronde sans fin, des corps en lambeaux, et des armes, se balancent au-dessus de nos têtes. Sur le parvis du Centre, contre les baies vitrées de la mezzanine où tourne ce manège infernal, s’agglutinent quelques tentes de sans-abri. Le télescopage est saisissant. Jamais sans doute cette Ballade des pendus n’aura évoqué avec une telle crudité la complainte des laissés-pour-compte de François Villon.
D’autres images surgissent. Celle de ces carcasses brinquebalées, dépecées, et découpées sur les chaînes à haut débit de l’industrie agro-alimentaire, ou, pire, entrevues dans les médias, ces mises en scène macabres de corps torturés, martyrisés, et exhibés comme des trophées.
Mais tout cela se dandine aussi comme les Mickey des manèges dont les enfants doivent attraper la queue pour gagner un tour supplémentaire. La force cruelle de l’œuvre tient à ce contraste désarmant: cette capacité à convoquer les horreurs du monde, et l’innocence des matériaux mis en œuvre. Ces pantins difformes, ces armes porteuses de mort, ne sont en effet que des assemblages cousus mains, de boudins de tissus ou de skaï, bourrés d’ouate.
L’œuvre d’Annette Messager joue avec force et subtilité de ces va-et-vient tragi-comiques entre la sphère domestique et ses replis les plus intimes, et le grand carnaval du monde.
Après le Lion d’Or de la 51e Biennale de Venise, en 2005, c’est au tour du Centre Pompidou de consacrer cette artiste singulière, avec une rétrospective par elle intitulée Les Messagers. Le titre est à l’image de l’œuvre: multiple, polysémique, elle (se) joue des mots et des identités.
Malmenant la chronologie, Annette Messager a choisi de faire dialoguer des œuvres puisées dans une trentaine d’année de production prolixe. Et cela fonctionne à merveille dès les premières pièces. Les Pensionnaires, moineaux empaillés et collectionnés, habillés, cajolés et torturés, par l’artiste, dans les années 70, évoquent déjà la puissance exorciste de l’image et du rituel.
Deux salles closes, aux parois percées de meurtrières horizontales à différentes hauteurs de regard, qui imposent malicieusement une posture de voyeur au spectateur, enferment, sans que l’on puisse les approcher, dans l’une, une collection de collections historiques de l’artiste (Collection pour trouver ma signature, Les Hommes que j’aime, les hommes que je n’aime pas, Les Tortures volontaires, ou Mes Jalousies, etc.), alors que dans l’autre, flottent, agités par le souffle des spectateurs, des petits bouts d’une étoffe noire effilochée, comme autant d’énormes araignées velues au bout de leur fil (Les Taches noires, 2006).
Entre les deux, en surplomb, Eux et nous, nous et eux (2000). Nous, nous reflétant dans les miroirs qui tapissent le fond de socles suspendus au plafond, qui supportent d’étranges créatures hybrides, têtes de peluches sur corps d’animaux naturalisés.
Soit un condensé des obsessions, compulsions, épouvantes, démultiplications d’identités — il y eut la Messager collectionneuse, bricoleuse, truqueuse, colporteuse, etc. — qui irriguent l’œuvre.
Puis, tout au long d’un labyrinthe qui n’est pas sans évoquer une déambulation vénitienne — rythmée par l’alternance de ruelles étroites qui ouvrent soudain sur des campielli —, se déploie la danse macabre des Vœux, des Effigies, des Chimères, des Piques, des Caoutchoucs, et autres Restes, dont la cohérence formelle implacable se nourrit de contaminations mutuelles, et de l’économie des gestes et matériaux, ordinaires et domestiques, réputés féminins, et donc indignes de l’Art.
Annette Messager, en Femme pratique, découpe, dépèce, rembourre, coud, tricote, brode, raccommode, pique, fragmente et recompose un bestiaire imaginaire, invente des chimères cauchemardesques et familières. L’artiste-femme est une sorcière, qui ouvre des béances entre la violence des images, et la douceur de leur matière, l’impudeur du gros plan et la familiarité complice des modèles plus découpés que photographiés, elle fomente des attaques de crayons de couleur, et martyrisent de douces peluches multicolores.
L’innocence présumée de l’enfance se retourne comme un gant. Et, contre toute attente, cette magie noire, ciselée et pleine d’esprit, devient plus morbide encore quand les installations s’animent, insufflant un semblant de vie à ces créatures cauchemardesques. Les dispositifs de rails et autres poulies ressortissent à l’illusion théâtrale et à ses lourdes machineries, qu’Annette Messager se garde bien de camoufler.
D’ailleurs, le caractère répétitif des mouvements élémentaires de ces automates difformes ne trompe personne. Les désastres du monde sont là , en boucle. Avec ces dépouilles traînées au sol, ou empilées dans un coin, réserve inépuisable de charognes, et ces copulations, improbables et grotesques (Articulés-Désarticulés), ces inspirations-expirations de bestioles aux couleurs tendres, tronquées, démembrées, phallus et mollusques réunis. (Gonflés-Dégonflés).
Les fils de laine colorée pleuvent, parmi les mots des sentiments et des ressentiments, des grimaces d’enfants, des numéros qui ressemblent à des matricules, des sacs plastiques bourrés de déchets (Dépendances-Indépendances). Attraction et répulsion, les dualités à l’œuvre sont à la fois irréductibles et indénouables. Enfermement et fuite, Le Tapeur, imaginé pour l’exposition, se cogne sans relâche aux parois de sa cage de verre, emplissant l’espace d’un oppressant et répétitif gong sourd.
Les masques, les deuils, les reliques, toute la noirceur de l’univers Messager jure parfois violemment avec la blancheur immaculée de l’espace d’exposition. À moins de la pénombre théâtralisée de Casino, où gonflent des flots rouges sanguins ou soudain joyeusement vermillon. Les fluides corporels, les organes, qui montent et qui descendent, irriguent une œuvre nourrie d’obsessions, et d’épouvantes universelles.
Une œuvre qui se love au plus près de l’intime, sans rien dévoiler, qui a incorporé les poncifs les plus misogynes, et les savoir-faire réputés féminins, pour mieux les dynamiter, qui est faussement ingénue, et grince comme les poulies qui l’agitent, sans délivrer aucun message explicite.
Messagère sans message en somme, grave et joyeuse à la fois, fortement cohérente et drôlement décousue dans ses rapports à l’espace: dissémination, accumulation, micro formats et monumentalité, agitation plus ou moins frénétique, saturent l’espace sans jamais combler totalement le vide. L’œuvre d’Annette Messager est, au sens plein et complet du terme, désarmante. Laissez pisser, dit d’ailleurs le Laissez-passer 2007, créé par l’artiste pour les trente ans du Centre Pompidou.
Annette Messager
— La Ballade des pendus, 2002. Installation. Tissus, rails cordes, moteurs. Dimensions variables.
— Les pensionnaires, 1971-1972. Installation. Trois vitrines et oiseaux naturalisés et emmaillotés de tricot.
— La Chambre secrète de la collectionneuse. Installation.
— Les Effroyables Aventures d’Annette Messager, 1975.
— Les Tortures volontaires, 1972.
— Mes travaux d’aiguilles, 1972.
— Les Hommes-Femmes et les Femmes-Hommes, 1972.
— Les Enfants aux yeux rayés, 1971-1972.
— Les Hommes que j’aime, les hommes que je n’aime pas, 1972.
— Mes jalousies, 1972.
— Petite pratique magique quotidienne pendant le mois de mai, 1973.
— Collection pour trouver ma meilleure signature, 1972. Divers Albums-collections.
— Les Taches noires, 2006. Tissus, fil de nylon. Dimensions variables.
— Mes petites effigies, 1988. Photos noir et blanc sous verre, peluches, crayons de couleur sur le mur. Dimensions variables.
— Eux et nous, nous et eux, 2000. Installation. Gants, crayons de couleur, miroirs, animaux naturalisés, têtes de peluches, cordes. Dimensions variables.
— Le Bonheur illustré, 1975-1976. Installation. 180 dessins. Crayon de couleur sur papier. 30 x 42 cm chaque élément.
— Histoire des petites effigies, 1990-1995. Peluches, vêtements sous cadre, dessin sur photos noir et blanc encadrées. 90 x 120 x 120 cm.
— Les Lignes de la main, 1988-1990. Photos redessinées et écriture sur le mur. Dimensions variables.
— Les Indices, 1980-1981. Acrylique, huile sur photos noir et blanc marouflées sur toile. 85 éléments. 30 x 15 cm, chaque.
— Les Approches, 1972. 4 cadres comportant chacun plusieurs photos.
— Chimères (le sexe ailé) , 1982-1984. Acrylique, huile sur photos noir et blanc marouflées sur toile. 60 x 30 cm.
— Mes Vœux, 1989. 263 épreuves gélatino-argentiques montées sous verre avec cadres noirs formant un cercle et accrochées avec des ficelles. 320 x 160 cm (diam.), 22,5 x 15,5 cm (1 épreuve).
— Mes trophées (deux yeux fermés) , 1987. Fusain et aquarelle sur photo noir et blanc. 89 x 195 cm.
— Mes trophées (l’épaule) , 1987. Fusain et acrylique sur photos collées sur toile. 89 x 192 cm.
— Mes trophées (deux mais) , 1988. Diptyque. Fusain et aquarelle sur photo noir et blanc. 191 x 232 cm.
— Articulés-Désarticulés, 2001-2002. Installation. Pantins automatisés en tissu, cordes, poulies, moteurs, bois, câbles métalliques, ordinateur et logiciel informatique, 3 piques de bois, 6 colonnes de tissu, 20 lampes et 4 projecteurs. Enclos avec piquets métallique. 5,60 x 15 x 14 m environ.
— Mes caoutchoucs (comédie-tragédie) , 2002-2003. Formes en caoutchouc, cordes. 340 x 770 x 60 cm.
— Casino, 2005. Installation. Pongé de soie rouge, tissus, éléments divers, fibres optiques, tubes fluorescents, cordes, ventilateurs système piloté par ordinateur. 4 x 16 x 12 m.
— Casino, 2005. Traversins, bois, objets divers (têtes et formes en caoutchouc, pantin en bois), tissus, enclos motorisé, cordes, projecteurs asservis. Dimensions variables.
— Anatomie, 1995-1996. Installation. Laine détricotée, dessins au crayon de couleur encadrés. Dimensions variables.
— En balance, 1998. Installation. Laine détricotée, photos noir et blanc encadrées, cordes. Dimensions variables.
— Gonflés-Dégonflés, 2006. Installation. 28 éléments en tissus de parachute peints, moteurs pilotés par ordinateur. Dimensions variables.
— Dépendance-Indépendance, 1995-1996. Installation. Tissus rembourrés, photos noir et blanc, laine, cordes, filets, animaux naturalisés, moustiquaire, plastiques, lampes. Dimensions variables.
— L’Attaque des crayons de couleur, 1990. Crayons de couleur plantés dans le mur.
— Gants-tête, 1999. Gants, crayons de couleur. 178 x 133 cm.
— Jeux de deuil, 1994-1995. Photos, peluches, filets. 200 x 500 cm.
— Les Restes (famille II) , 2000. Tissus, morceaux de peluches, peluches évidées, cordes. 300 x 540 cm.
— Faire signes, 2007. Filets et fil de fer. Dimensions variables.
— Rocking-tête, 2007. Rocking-chair bois, tête en caoutchouc, filets noirs. 38 x 110 x 65 cm.
— Rumeur, 2002-2004. Tissus, morceaux de peluche, ficelles. 100 x 235 x 43 cm.
— En observation, 1998. Sacs plastique, jouets, cordes. 200x 180 x 200 cm.
— Les Piques, 1992-1993. Installation.125 piques en acier, 65 dessins au crayon et au pastel sous verre, objets, tissu, bas nylon, ficelle morceaux de peluches, crayons de couleur. Dimensions variables.
— Fables et récits, 1991. Peluches, livres, animaux naturalisés. 152 x 210 x 24 cm.
— Histoire des robes, 1990. Robes, photos noir et blanc et dessins encadrés, ficelles, sous vitrine. Série de 28 robes.
— Ma collection de proverbes, 1974. Installation. 100 broderies encadrées, tissu et fil. 35 x 28 cm, chaque élément.
— Les qualificatifs donnés aux femmes, 1972. Installation. 41 broderies encadrées, tissu, fil. 14 x 19 cm chaque broderie.
— Le tapeur, 2007. Installation.