Jennifer Douzenel
Les Journées lentes
Se déplaçant sur les sites d’apparition de ces phénomènes, l’artiste sollicite dans ses Å“uvres une forme d’empathie avec le monde qu’elle réactive au moment de leur rencontre avec le spectateur.
C’est dans l’intimité du dispositif de la peinture que les vedute de Jennifer Douzenel trouvent leurs dimensions.
« Je conçois mes vidéos comme des tableaux s’inscrivant dans la continuité de la tradition picturale et où la temporalité se joue comme un élément plastique. J’enregistre des moments du réel réduit au cadre d’un seul plan fixe. L’image en arrêt contient déjà presque tout. Le temps de ces plans, en boucle, permet de quitter l’action pour ce qui l’entoure, pour approcher le sens de la composition ou vaguer vers l’éveil.
Je suis une «chasseuse de miracles». Je traque d’éphémères moments de grâce où la réalité est transfigurée. Silencieuses, mes vidéos appellent à la contemplation de l’inutile. Elles sont un presque rien, une attention, une attente à la vie qui aspire à élucider la complexité du monde. » (Jennifer Douzenel)
Intitulée les journées lentes, cette exposition nous renvoie ainsi à la temporalité propre au travail de Jennifer Douzenel, qui nous oblige à stationner dans l’image et dans le cours des choses pour y déceler l’événement.
«[Jennifer Douzenel] veut rendre visible quelque chose du monde, qui n’aurait pu l’être dans une image peinte, «mais qui aurait pu être cependant un sujet (un motif) de peinture» (cette formule un peu énigmatique va s’éclairer tout de suite).
Parfois, l’événement est si ténu qu’il se voit à peine. Pour Fil d’araignée, le titre aide puissamment à percevoir le héros du film, tendu entre un broc de verre à gauche et un verre vide à droite, sur une table en plein air, couverte d’une nappe blanche: rien, aucun événement, un son étale et blanc (le vent, à moins que ce ne soit un ruisseau proche), et juste ce fil qui scintille capricieusement, minimalement.
La première chose qui frappe, dans cette collection, est la fixité du cadre. Pas de pano, pas de zoom (comme au contraire dans beaucoup des pièces de Mark Lewis): on a le sentiment que le premier geste a été de se donner un point de station, un point de vue sur le «motif», exactement comme un peintre posant sa toile à tel endroit et à telle distance.
Une distance d’ailleurs toujours moyenne: pas de gros plan, pas de perspective ostensiblement creusée, pas d’éloignement exagéré.
Occasionnellement (par exemple dans MAHJ, deux minutes sur un petit tas de glace en train de fondre), la caméra est portée, et le cadre respire avec la filmeuse —mais sans rien suivre: Douzenel veut manifestement montrer quelque chose, l’indexer, mais n’intervenir en aucune manière dans son développement, quitte à risquer de le perdre (c’est l’événement qui commande, pas son filmage).
Comment présenter ces œuvres? C’est évidemment la question difficile et cruciale. Elles ne sont pas faites pour être vues obligatoirement assis dans le noir (et en grand format). Inversement l’accrochage en galerie les diminue, en les tirant vers la photographie et le pittoresque, surtout si on les neutralise encore un peu plus en les présentant en boucle continue (tendance dominante aujourd’hui).
Une œuvre comme Fil d’araignée, vue distraitement, donne un effet de nature morte gracieuse mais banale, nappe blanche, gobelets rouges, objets en verre, luisances élégantes, arrière-plan trempé dans l’ombre: quoi, tout cela, déjà vu?
Il faut le temps, le regard aigu, amusé et complice, et un certain confort, pour voir que c’est tout autre chose, une révélation si l’on veut (et bel et bien photographique), mais diaphane, tongue in cheek –essentielle et sans importance.
Au fond, il n’y a guère que chez soi qu’on peut les voir bien: exactement comme des œuvres de peinture. D’ailleurs, présentées sur des supports plats et encadrés, elles reprennent pour l’essentiel le dispositif de la peinture. Dispositif de peinture, charge esthétique de cinéma: c’est à mes yeux la particularité de ces vues, ce qui les rend passionnantes (Montagne de Jennifer Douzenel ne fait pas pour rien allusion à la série des Meules de Monet).
Je laissais miroiter en commençant un «nouveau» retour du cinéma à la peinture. C’était un peu tricher, car il ne s’agit ici à proprement parler ni de cinéma ni de peinture -quoiqu’un peu des deux.
J’ignore si ce genre d’œuvre est destiné à devenir répandu, et peut-être n’aura-t-il pas une fortune (économique, critique) suffisante pour cela. Mais à coup sûr ces petits parcours mentaux, ces minuscules révélations, ces satoris, exacerbent une essence de l’image indicielle et durative.
Faites pour être contemplées (même distraitement), ces vues filmées qui ne sont pas du cinéma, ces images non peintes de main humaine qui font tableau, sont un nouvel avatar, inédit, d’une vieille hantise. Dans Hommage, un projecteur électrique est filmé d’assez près et de biais, on voit surtout les poussières voletant dans la colonne de lumière qu’il dessine; c’est ce vol lent et monotone qui est le motif de l’image, seulement troublé, au bout de deux minutes, par un léger changement de la lumière du fond.
Ou bien, dans Montagne, une meule de foin emballée de plastique noir, un ensilage artisanal, filmé dans la campagne pyrénéenne: le cadre est fixe, neutre (pas trop près, pas trop loin, on pense vraiment à la distance d’un peintre pleinairiste), il fait jour et il fait beau, cette fois — et seul un peu de vent gonfle et dégonfle légèrement la bâche noire, faisant lentement respirer ce monstre.» (Jacques Aumont, «Histoires d’accrochage», Trafic, n°83, septembre 2012.)
Vernissage
Jeudi 31 janvier 2013 Ã 18h