ÉDITOS

Les infiltrés: journalisme déboussolé

PAndré Rouillé

En ces temps de crise, qui sont aussi des temps de crise de la vérité, il est plutôt rassurant de suivre les débats souvent vifs qui entourent la récente émission bimensuelle de télévision, Les Infiltrés, diffusée depuis fin octobre sur France2, et présentée par David Pujadas. Débats dans lesquels s’enchevêtrent des questions de déontologie professionnelle, de concurrence entre les médias, d’hégémonie menacée de la télévision, et bien sûr de vérité journalistique sur fond de mutations — et de crise — de la société.
On connaît le principe le l’émission : Les Infiltrés traite de sujets de société en caméra cachée, dans le but de «montrer ce qui est censé rester secret. Secret parce qu’interdit, malhonnête ou moralement discutable», selon la société de production Capa

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A chaque fois, un journaliste se fait donc embaucher dans une entreprise ou association afin de recueillir et d’enregistrer clandestinement, pendant plusieurs mois parfois, à l’insu de tous, des informations à l’aide d’une caméra cachée.
L’émission se compose d’un film de 45 minutes suivi d’un débat afin de «traiter certains dysfonctionnements de notre société».

Avant même sa diffusion, l’émission a fait l’objet de violentes critiques de la part de journalistes offusqués au nom des règles déontologiques consignées dans la Charte des devoirs du journaliste, rédigée en 1918. La Charte stipule qu’«un journaliste digne de ce nom […] s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque».
Selon Jean-Michel Aphatie, de RTL, la méthode en vigueur dans Les Infiltrés, qui s’apparente plus au «vol», au «viol», ou à l’«espionnage» qu’au journalisme, est à bannir «dans une démocratie [où] un journaliste doit avancer à visage découvert».

Autant ces rappels intransigeants des principes déontologiques dénoncent à juste titre les dérives, les dangers et la contradiction dans les termes de la notion de «journalisme d’infiltration»; autant ils insistent opportunément sur le fait que les fins ne sauraient justifier les moyens; autant, en revanche, leur excès d’idéalisme trahit une vision fausse de l’état présent de la démocratie, et des conditions concrètes d’exercice de l’activité de journaliste.

S’arc-bouter ainsi sur la pureté et l’héroïsme du journaliste affrontant «à visage découvert» l’adversité du monde, et combattant à la loyale les obstacles qui se dressent sur son chemin vers l’information, traduit moins une rigueur professionnelle qu’une réelle cécité devant la crise actuelle de la société et de la démocratie, la crise profonde que traverse le journalisme et la presse, et la crise plus générale de la vérité.

En fait, c’est un principe de réalité qui sépare les producteurs de l’émission Les Infiltrés des gardiens dévots de l’icône du journaliste-chevalier blanc, sans peur et sans reproche, de l’information. Les «infiltrés» ont pris acte du fait que la «société dérape», qu’elle est minée par les «dysfonctionnements» et les «failles», que certaines situations sont «préoccupantes», et que les professions de foi de transparence et d’ouverture cachent mal une réelle opacité et une pratique généralisée du «secret», dont les services de communication sont de nos jours paradoxalement les plus zélés agents.

L’existence même de l’émission Les Infiltrés traduit une certaine situation de fermeture et de blocage de la société d’aujourd’hui, et de panne de la démocratie qui condamne à l’invisibilité, à l’obscurité, et à l’inaccessibilité de secteurs majeurs de la vie sociale.
Quoi que l’on pense de la méthode, elle signifie cela qu’ouvrir les choses, forcer les verrous, passer du caché au visible, faire advenir des visibilités nouvelles, se fait toujours par effraction, par rupture avec les règles et consensus existants — en l’occurrence les règles sacrées de la déontologie journalistique. Aujourd’hui même (indépendamment des Infiltrés) a été rendue publique une vidéo réalisée clandestinement, et en toute illégalité, par des prisonniers de Fleury-Mérogis qui ouvrent ainsi aux regards de tous leurs conditions indignes de détention.

L’infiltration et sa condamnation souffrent cependant l’une et l’autre de cette illusion selon laquelle l’information réside principalement dans le visible, que celui-ci est disponible, et qu’il suffit d’aller le recueillir — en «avançant masqué» pour les uns, ou «à visage découvert» pour les autres.
Or l’information comme la vérité suppose l’une et l’autre de la croyance, et ne sont pas données, ni sur les choses, ni sous les choses, ni dans les choses. Elles ne sont donc pas à recueillir, mais à construire. Comme la vérité, l’information est dépendante des procédures qui l’établit.

Les Infiltrés vient en réalité s’inscrire dans une situation particulière de concurrence entre les différents modes de production de l’information, comme cela apparaît caricaturalement dans le fait que la seconde émission a été consacrée au journal people Closer, dont on peut douter qu’il soit un thème de la même urgence sociale que le sujet de la première émission, la «Maltraitance dans les maisons de retraites».
Avec Closer, il ne s’agit en effet pas de «certains dysfonctionnements de notre société», mais de se différencier d’une autre pratique en délicatesse avec la déontologie journalistique, celle de la presse à scandale, des reportages supposés bidonnés, et de la photo volée des paparazzi. Il s’agit d’afficher haut et fort que la caméra cachée des Infiltrés n’a rien de commun, dans les méthodes autant que dans les buts et les intentions, avec les photos volées de Closer.

Mais là n’est pas encore l’essentiel. Dans la construction de l’information, une menace et une concurrence plus fortes encore que celle de Closer résident assurément dans les clichés d’amateurs captés avec de petits appareils numériques ou des téléphones mobiles avant de circuler sur internet.
Plus que le magazine-papier Closer et les clichés volés de ses paparazzi, l’alliage entre la photo numérique d’amateurs et internet est le vrai concurrent de l’information télévisuelle.
Les producteurs de l’émission en sont si conscients qu’ils ont, semble-t-il, tenté d’«infiltrer» l’agence Citizenside, spécialisée dans la collecte et la commercialisation de clichés et vidéos d’actualité réalisés par des amateurs.

A distance des tables de la loi journalistique se côtoient et se concurrencent donc partiellement des modes différents de production de l’information, et des régimes distincts de vérité. La télévision publique tente, du haut de sa superbe vacillante, de capter, avec Les Infiltrés, une audience sensible aux grandes questions de société à un moment apparemment propice de crise à la fois financière, économique, sociale, mais aussi de difficulté du système de la presse et de l’information.
Dans cette situation, l’émission sur Closer ne vise guère qu’à tracer des frontières et prévenir tout rapprochement préjudiciable entre photos volées et caméra cachée, entre paparazzi sans foi ni loi et journalistes affichant leur fidélité à l’esprit sinon à la lettre de la profession.

Quant à ce personnage nouveau qui fait frissonner le monde de l’information, à la fois photographe, vidéaste et internaute, il est muni d’un appareil numérique, léger, facile d’utilisation, extrêmement sophistiqué, et surtout associant la production à la diffusion par internet des images fixes ou animées.
Les qualités de l’outil de production-diffusion des images se combine à cette qualité redoutable du personnage d’être un amateur. C’est-à-dire incontrôlable, libre de toute contrainte commerciale, délié de tout engagement déontologique, et probablement ignorant des règles et de la culture de la profession — de quoi alimenter les doutes sur la pertinence et la probité de ses images.

Mais, aussi sujettes à caution soient-elles, ses images possèdent cette qualité inestimable de soutenir un mode de production de l’information totalement original. Alors que les journalistes professionnels (à visage «découvert» ou «caché») sont extérieurs aux événements qu’ils relatent, les reporters amateurs, eux, les vivent. La démarche des professionnels est distanciée, verticale et intrusive, alors que celle des amateurs est horizontale : ils captent ce qui leur est proche, ce qui arrivent dans leur entourage, et ce qu’ils vivent eux-mêmes.

La force informative de leurs images est celle de l’avoir-été-là (bien différent du «ça-a-été» auquel Roland Barthes a trop hâtivement réduit l’«essence» de la photographie). Avoir-été-là : dans l’instant, et surtout dans le lieu de l’événement — en particulier dans ces lieux interdits, fermés, invisibles et obscurs où l’on ne pénètre pas ni ne s’infiltre, sinon par effraction et à contre temps.

Voilà ce que les dispositifs de la télévision et de la presse ne parviendront jamais à faire. Car cette nouvelle forme d’information qui, en quelque sorte, émane des événements pour se diffuser dans les réseaux numériques, ne peut advenir qu’à rebours des règles, des protocoles et des rigidités du journalisme traditionnel. C’est une visibilité sans le pouvoir normatif du regard,une expression sans contraintes économiques ou formelles, une information accrochée sans contrôle au vécu. C’est ce qui fait sa force, sa liberté, son éloquence, et ses limites.

André Rouillé.
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