Il y a des œuvres que le temps n’altère pas. Insensibles aux tendances, elles restent intactes, dans la brutalité première qui les avait vues naître. La pièce Les Inconsolés d’Alain Buffard, rejouée à l’occasion du festival Artdanthé 2011, est de celles là , inoxydable. Six ans après sa création, elle garde un éclat d’or noir. Le conte qu’elle chuchote à notre oreille, sur fond d’ombres chinoises, de comptines et de jeux pervers, n’a rien perdu de sa cruauté. Au contraire, dans l’intimité du théâtre de Vanves, il semble encore plus âpre que dans nos souvenirs. Acide comme un fruit vert.
Sur scène, des présences incomplètes, gémissantes, émergent de l’obscurité. Un corps se devine dans un rai de lumière, se dissociant à peine du rideau noir qui sépare le plateau des coulisses. Des chairs palpitent, amorphes. A ce stade préhistorique, à la lisière de l’informe et du visible, l’humanité reste une simple hypothèse. Elle sera questionnée ainsi tout au long de la pièce, flirtant sans cesse avec l’animalité, remise en cause dans ses aspirations morales jusqu’à montrer sa vraie nature, ambivalente, carnassière.
Interprétés par Alain Buffard, Matthieu Doze et Christophe Ives, Les Inconsolés se reniflent, se mordent, s’étreignent dans des accouplements sadiques. Les limites entre tendresse, érotisme et violence sont aussi floues que les identités. Leurs liens sont des chaînes. Ils nous font penser aux deux protagonistes du roman Comment c’est de Samuel Beckett, prisonniers d’une reptation sans fin dans la boue et le noir. Comme eux, le trio dirigé par Alain Buffard s’enlise dans cette tragédie qu’est l’existence, entre torture mutuelle et tentative de communication. « Vous êtes sur terre, c’est sans remède ! » semble nous dire le chorégraphe, reprenant à son compte les mots de l’auteur irlandais.
Mais ici, il y va surtout d’une dissimulation. Quelque chose hante le hors champ des coulisses, se cache derrière les visages anonymes, salit une enfance mainte fois évoquée. Les corps, devenus ombres chinoises, sont autant de fantômes du passé, de secrets de famille – maltraitance, inceste, pédophilie, cette dernière étant clairement exprimée dans le morceau Persuation de Throbbing Gristle. Inévitablement, la pièce fait mal. On en sort plein d’égratignures, griffé par sa beauté vénéneuse. Et à jamais inconsolable, comme le père du Roi des Aulnes de Goethe (dont on entend les vers au début de la pièce), impuissant et désarmé devant la mort de son malheureux enfant.
― Fabrication et interprétation : Alain Buffard, Matthieu Doze, Christophe Ives
― GIB et régie plateau : Christophe Poux
― ISC : Claire Servant et Christophe Wavelet
― Masques : Daniel Cendron
― Lumières : Paul Beaureilles, Thalie Lurault
― Sons : Frédéric Marolleau
― Remerciements : Yves Godin, Alain Ménil, François Pirault