Autour d’un geste central avec une économie de moyens fort appréciable, Dub Love déploie l’idée ingénieuse de confronter deux registres de danse que tout sépare, en s’emparant de l’instrument qui fonde et accompagne l’essor de chacun de ces styles. Ainsi le Sound System fait face au chausson de pointe dans un espace scénique laissé quasiment vide où les basses puissantes se confrontent à l’élévation induite par l’accessoire de satin. Entre la Jamaïque des années 60 et le romantisme européen du XIXème siècle, les deux chorégraphes se posent en transducteurs, offrent leurs corps et celui de leur interprète comme des membranes vibrantes tendues entre deux esthétiques. A priori tout oppose le Dub et le danse classique et pourtant, dès l’arrivée de François Chaignaud sur scène, il s’opère un petit miracle d’évidence, comme si la représentation ne venait qu’entériner une relation officieuse.
Il vient se placer en avant-scène et monte sur ses pointes sans lacets —dépouillées justement de leur liens—, la semelle un peut dure et non assouplie par le travail à la barre : un chausson qui ne se fait pas le prolongement du pied mais s’assume en tant qu’objet de travail. Jambes écartées, genoux fléchis, buste penchés vers l’avant et lombaires suffisamment cambrées pour mettre en valeur les fessiers, la posture est tenue immobile à la fois académique et sexy, raffinée et sobre. Le justaucorps couleur chair ne cache rien tout en abolissant une nudité qui est hors propos, rend visible l’effort du corps qui se hisse sur ses extrémités et reçoit les vibrations terribles du Sound System. Exercice d’équilibre intense, de concentration qui lentement va se déployer vers une danse joyeuse.
Entre temps les filles apparaissent. Ana Pi progresse comme elle peut, tête penchée, le dos rond, mains posées au dessus des genoux pliés, chevilles cassées et coudes en avant, comme un petit oiseau gracile. Puis Cecilia Bengolea se lance dans une giration raide mais efficace, échouant à monter proprement sur pointes et rendant l’exercice d’une maladresse émouvante voire un peu douloureuse. Alors les trois motifs (immobilité, marche et giration) sont repris par chacun des interprète jusqu’à former un ballet aux accents stellaires, épuisant les danseurs comme pour mieux les installer dans le Dub où se danse le rebond, autre forme suspensive aussi éthérée que l’élévation romantique.
Ils prennent le micro et chantent à tour de rôle, et cette parole scandée une nouvelle fois révèle un François Chaignaud époustouflant. Tout comme il mêle avec facilité les deux répertoires de mouvements —académique et populaire—, il passe de la danse au chant avec une maîtrise qui lui permet la décontraction… et c’est le swag ultime lorsqu’il traverse le plateau par la marche à pieds plats malgré les épouvantables chaussons.
La pièce décrit une volte, revient sur ses premiers motifs avant de réunir les corps dans une embrassade moite qui évoque la figure des trois grâces: du classicisme plaqué sur des corps qui échappent justement à l’ordre par leur couleur, leur genre et leur culture… et le dynamite avec une joie contagieuse.