Comme l’explique Yves-Noël Genod en prélude, le spectacle a lieu avant et après la représentation et «c’est le spectacle de votre vie». Plongé dans une telle caisse de résonnance, la représentation —qui n’est sans doute jamais la même chaque soir— se teintera de votre propre histoire, car d’histoire il n’y en a pas. Demeurent le plateau atypique de la Ménagerie de verre, son plafond bas, son béton immaculé, son festival dédié aux «Inaccoutumés», 7 interprètes pour le salut final, 24 projecteurs posés au sol comme des piliers, ou des arbres, ou des pierres tombales… et l’on divaguera ensuite autant que l’on veut à partir de cette scénographie sans artifice, qui sublime le travail d’éclairage conçu comme une autre présence.
Différentes formes de présences justement composent la proposition. Les interprètes qui chantent, dansent, déclament ou simplement existent sur scène avec une beauté renversante, mais aussi les exclus qui vous accueillent avant et après la représentation et qui ne viendront pas saluer sur scène. Ainsi dans la rue une femme faussement mendiante, faussement Rom et faussement enceinte, alpague les arrivants et quémande de quoi manger puis une cigarette… en montrant l’oreiller qui désigne à la fois le factice et l’horreur de la situation jouée. Le mensonge est gros, et l’on se surprend à observer sa propre esquive, le numéro que l’on ressert régulièrement, avec ou sans conviction, quand on n’a décidément pas envie de lâcher le contenu de son portefeuille. Alors après, agacé et conscient que le spectacle a déjà débuté, est-on toujours disposé à l’accueillir dans la grâce?
Dans le hall, deux hommes cette fois, comme des extrêmes, perturbent l’attente et l’arrivée du public. Noir et nu, grelottant sous son presque linceul blanc dans un complet dénuement, le premier erre sans rien demander du tout mais cherche le regard, gênant. En armure rutilante l’autre, le chevalier bien blanc et bruyant s’adresse sous son heaume au spectateur, lui barre l’entrée de la salle avant de lui attribuer un numéro sans aucune utilité. On les retrouve plus tard, à la sortie, mais l’armure s’est muée en trompette et peu importe qui se trouvait en dessous.
Il y aurait une tension entre le faux, le vrai, ce qui se joue ou pas.
Deux enfants, à trois reprises, se chamaillent sur la véracité de leur jeu, sur ce qui est vivant ou non, et provoquent une respiration bienheureuse dans la frise des corps adultes. Plus tard un bambin semble extirper sa mère de ses poses et postures en imposant des premiers pas assurés. Il adresse un signe de la main au public qui sort alors de cette causerie/rêverie où nous a plongé dans le noir les vers de Beaudelaire, où se mêlent des simulacres de Nico, Pessoa, Forsythe, Frida Kalho… Ce ne sont jamais tout à fait eux, et le ton amer et parfois triste de cette collection d’automne nous les rend d’autant plus précieux. Le regard scrute ces bribes d’histoires, se réfléchit sur la surface des figures et silhouettes que le vide pare d’une grande puissance évocatrice.
Amusant de se dire qu’Yves-Noël Genod se substitue à Jérôme Bel pour l’ouverture du festival, lui qui dans certaines pièces obligeait le spectateur à interroger le dispositif spectatoriel quitte à le bousculer. Yves-Noël Genod semble répondre à cette problématique par une confiance absolu en notre capacité de créer le spectacle avec lui. Et s’il nous avait surestimés?