Christian Rizzo et Claudia Triozzi, parrains de l’édition 2009
Les Inaccoutumés portent bien leur nom. Chaque année, depuis 1992, la programmation se renouvelle sans que la routine vienne se substituer au dépaysement et à l’insolite. Pour cette 17e édition, la reprise de pièces plus anciennes, Park de Claudia Triozzi (1998) et 100% Polyester de Christian Rizzo (2000), mis à part d’inscrire la danse dans un processus historique en offrant les moyens de sa transmission, sonne discrètement le la du festival. Les œuvres des deux chorégraphes ont une résonnance particulière. Elles marquent l’aboutissement d’un processus de remise en cause et de décloisonnement du spectacle vivant, initié aux débuts des années 1990 par les représentants de la danse conceptuelle, appelée aussi – et par un raccourci trop simple – la non-danse.
Avec 100% Polyester, Christian Rizzo se passe du corps dansant – remplacé ironiquement par deux robes mues par un ventilateur − sans perdre pour autant en force poétique. Claudia Triozzi se lance dans un dialogue violent et sensuel avec les objets ménagers, où la relation de la femme à son environnement matériel, cause d’aliénation, supplante en importante le déploiement chorégraphique au sens classique du terme.
Echappant en partie aux codes du spectaculaire − représentation et virtuosité – ils ferment une décennie (celle de la rupture) et en ouvrent une autre, plus libre, alliant transdisciplinarité et autodérision, concept et séduction, comme dans Park où la chorégraphe érotise la rencontre entre une table et un porte-toast, devenu instrument de musique. Sa voix, brutale ou enlevée, grinçante ou caressante, maltraitée ou maltraitante, rejoint le corps dans une même intention : celle de ne pas sacrifier le sens au sensible, et inversement.
Du corps ou de l’image : Eat
Sous le parrainage exigent de leurs ainés, les artistes de l’édition 2009 (Gérald Kurdian, Bettina Atala, Vincent Dupont, Miguel Guttierez) semblent être possédés par une forme de fascination pour l’image, non pas simplement dans leur utilisation de la vidéo mais dans cette tendance, forte, à reconsidérer le corps par son intermédiaire, quitte à le remplacer définitivement.
Avec son installation Eat, Alain Buffard choisit de se mettre en scène hors de la scène, préférant à la performance live l’œil de la caméra. Dans son duo avec Sébastien Meunier, retransmis sur quatre écrans autonomes, le jeune styliste est paré de fruits et de légumes – pastèque en guise de bouche, fraises sur les deux yeux, oreilles en poivrons…− qui masquent pour un temps son accès au sensible et à la communication avec l’autre. Une fine pellicule en pâte de riz lui couvre le visage, membrane protectrice violemment déchirée par Alain Buffard. Nu lui aussi, il dévore la nourriture se trouvant à sa portée dans une avidité charnelle. Explicitement érotique, l’échange entre les deux hommes touche à l’intime (et à sa violation), interroge les rapports de domination, évoque l’extase. De métaphore en symboles sexuels – parfois caricaturaux, donc risibles, comme la banane ! – l’œuvre passe de l’érotisme à la pornographie, la chair des fruits (écrasée, dégoulinante, exposée à la vue) renvoyant à la violence de l’obscène, que l’utilisation (très juste) de la vidéo, comme une mise à distance, permet de rendre supportable. Le recours aux quatre écrans, en plus de jouer le rôle de filtre et de multiplier les temporalités, fait aussi référence à la tradition picturale : ses Vanités où l’idée de la mort se dissimule dans l’opulence comme le vert dans le fruit et les tableaux maniéristes de Giuseppe Arcimboldo, eux-mêmes inspirés des masques bachiques de l’Antiquité, parures de la démesure.
L’œuvre du chorégraphe est un manifeste de ce rapport entre la vidéo et le corps, comme interface ou substitut. Ici, la fascination de l’image n’empêche pas une prise de recul et même y participe. C’est dans cette perspective que 1999 de Gérald Kurdian et le film de Bettina Atala, les deux très bonnes surprises du festival, aussi jubilatoires que pertinentes, dévoilent la fabrication d’une production cinématographique, en déconstruisant ses mythes.
L’envers du décor
Gérald Kurdian est seul sur scène, entouré d’un bric-à -brac d’objets, instruments de musique et bricoles en tout genre. Sa posture, timide, ses déplacements, un peu gauches, sa diction, hésitante, lui donne l’air d’un Buster Keaton post-moderne. Doué d’une propension naturelle aux ratages, il déroule progressivement, avec humour et fantaisie, le scénario d’une comédie musicale, auto-produite en live, à l’aide d’un simple écran, d’un ordinateur et d’un appareil photo numérique. En véritable homme-orchestre, il est à la fois acteur, réalisateur, caméraman et diffuseur, allant même jusqu’à produire sur place le dvd de la bande son du spectacle. Davantage que les mélodies aériennes et romantiques qui ponctuent la pièce, somme toutes assez évidentes au regard de la production actuelle, on retiendra la force comique du jeune performeur, son anti-intellectualisme bon enfant et l’aisance avec laquelle il invente un objet artistique autonome, interdisciplinaire, parodique et critique.
Dans la lignée de 1999, Bettina Atala reprend point par point les étapes de construction de son premier film, interrompant régulièrement sa projection par des explications, incarnant ainsi le virtuel. Dans Saison I, épisode II, chaque changement de plans est commenté à haute voix par les acteurs, et dépend de leur action. « Quand je donne un coup de pied, on change de plan » est la substance de base des dialogues. Ainsi, le film rend visible les mécanismes de fabrication, désacralisant le cinéma, qui perd de sa magie, de sa puissance illusoire. Par un processus de mise en abîme (le cinéma parle de lui-même), Bettina Atala en dévoile les subterfuges et réussit à échafauder, à partir d’une trame primaire, une œuvre à part entière, drôle et d’une grande complexité scénariste.
La danse comme acte de résistance
Que ce soit dans la ténacité à s’autoproduire de Gérald Kurdian et son indigence matérielle ou dans la stratégie mise en place par Bettina Atala pour réduire les dépenses de son film en distribuant plusieurs rôles aux mêmes acteurs, le festival s’attaque en filigrane à la question du financement et de la diffusion de l’art. Ce n’est pas nouveau. La danse contemporaine est une discipline à l’économie fragile et La Ménagerie de Verre elle-même a subi les dures lois du métier, menacée de fermeture en 2001-2002 (et sauvée par l’aide publique, triplée en 2004 à hauteur de 150 000 euros par an). Souvent (et sans exagération romantique) il faut trouver les moyens de survivre, ce que nous rappelle la Révolution d’Olivier Dubois avec cette rotation infernale de 2h dans laquelle le chorégraphe entraîne ses danseuses (amatrices pour la plupart). Une endurance absurde, une lutte à corps perdu qui rend compte à sa manière des difficultés, de l’abnégation et de la volonté nécessaires pour s’investir durablement dans ce milieu. Mais pas seulement… Révolution est aussi un espoir. Une flamme éternellement ravivée. Au bord de l’épuisement, les 14 jeunes femmes parviennent à transmettre leur énergie aux spectateurs, à leur faire oublier la forme (quelque peu maladroite et sans grand intérêt) de la pièce, afin qu’ils participent entièrement à cet acte de résistance et d’engagement. « L’important est de continuer à créer» nous confie Olivier Dubois. Et le festival des Inaccoutumés semble être l’espace de liberté idéal pour mener à bien cette ambition. Peut-être à l’exception de Miguel Guttierez, dont l’exhibitionnisme autobiographique, extraverti et hurlant, nous a laissé de marbre, l’édition 2009 a tout d’une grande.