ÉDITOS

Les foires sont-elles la ruine de l’art

PAndré Rouillé

La Fiac a plus que jamais réussi à mettre en émoi le petit monde de l’art. Des initiatives et des opérations de toutes sortes, des lieux «off», partenaires, concurrents, ou périphériques, tous plus «hype» les uns que les autres, se greffent sur elle, plus nombreux d’année en année. Faut-il s’en plaindre? Évidemment non! Pour autant, en écho au comte Léon de Laborde qui demandait en 1856 «La vulgarisation de l’art est-elle la ruine de l’art?», une question semble se poser avec de plus en plus d’insistance: «Les foires sont-elles la ruine de l’art?»

La Fiac, qui est désormais l’une des plus importantes foires internationales d’art contemporain, a peut-être plus que jamais réussi à mettre en émoi le petit monde de l’art. Des initiatives et des opérations de toutes sortes, des lieux «off», partenaires, concurrents, ou périphériques, tous plus «hype» les uns que les autres, se greffent sur elle, plus nombreux d’année en année. Faut-il s’en plaindre? Évidemment non! On a raison de souligner que Paris est durant quelques jours le point de convergence des regards les plus aiguisés du monde: ceux des plus grands collectionneurs, dont beaucoup feront le voyage et seront reçus avec tous les honneurs et le luxe dus à leur notoriété et… à leur pouvoir d’achat.
Pour autant, en écho au comte Léon de Laborde qui demandait en 1856 «La vulgarisation de l’art est-elle la ruine de l’art?», une question semble se poser avec de plus en plus d’insistance: «Les foires sont-elles la ruine de l’art?»

En tant que foire, la Fiac est prioritairement conçue pour vendre, quitte à plier l’art à sa logique marchande et à la demande de la clientèle, au détriment collatéral de la valeur et des dynamiques esthétiques. Car, en art comme ailleurs, l’écart peut être grand entre le succès commercial et la qualité d’innovation; car, également, en matière d’audace, les collectionneurs ne sont pas toujours exemplaires, les tentations spéculatives ayant souvent raison des plus belles émotions esthétiques.

Le succès croissant de la Fiac, son caractère de rendez-vous annuel majeur de l’art contemporain en France, et sa capacité à agréger autour d’elle une nuée d’autres initiatives, l’élèvent au rang de modèle d’accès aux œuvres. Au détriment, encore, d’autres approches plus réflexives, plus imaginatives, plus sensibles des œuvres telles qu’elles se pratiquent dans les centres d’art, dans les musées, ou dans les biennales, plus proches de l’art que de sa commercialisation.
En effet, aussi brillantes et aussi riches d’œuvres exceptionnelles soient-elles, les foires ne sont pas des lieux de vision, de dialogues esthétiques, ou tout simplement d’émotion. Ce sont principalement des lieux d’argent, voire de spéculation financière, dans lesquels les œuvres sont ravalées au rang de choses à vendre, de marchandises, et ainsi comme frappées d’invisibilité — la valeur quantitative d’échange faisant en quelque sorte écran à la qualité des œuvres.

Car voir, en particulier voir des œuvres d’art, est une disposition qui ne s’exerce pas sans conditions.
L’époque moderne a pour cela inventé le dispositif du «white cube» décliné à l’infini par la galerie, et tour à tour interrogé, subverti, déserté, contourné par les artistes. Dans, avec ou contre le «white cube», les artistes n’ont pas cessé, depuis le début du XXe siècle, de concevoir conjointement leurs œuvres et les régimes de visibilité de chacune d’elles.
C’est précisément ce que la foire aplatit en juxtaposant de façon quelconque (sans pertinence esthétique forte) des stands en formes de répliques commerciales du «white cube», dégradées par leur exiguïté, leur uniformité et leur linéarité.

Voir, c’est aussi faire visuellement, intellectuellement et émotionnellement dialoguer entre elles des œuvres en fonction d’un certain ordre de pertinence susceptible de faire sens. Or, dans les «stands», où les cimaises sont de taille assez modeste, et où il s’agit pour les galeries de présenter un échantillon aussi large et varié que possible de leur fonds, c’est l’hétérogénéité qui prévaut et isole les œuvres dans une insignifiance qui les rend invisibles.
Car on ne voit bien que ce que l’on peut mettre en relation, et en sens. Dans des conditions, donc, qui sont étrangères à la foire pour laquelle la perspective de vente est la principale raison pour les œuvres d’être là.

Aplatissement du régime de visibilité des œuvres, de leur force signifiante, et des conditions (y compris matérielles) du plaisir esthétique, tels sont quelques uns des effets que produit la marchandisation à outrance par les foires.
Si l’existence d’un marché dynamique de l’art n’est évidemment pas contestable, y compris pour les artistes auxquels il peut (parfois) procurer de substantiels revenus, la prolifération planétaire et l’hégémonie croissante des foires est au contraire ruineux pour l’art. Mais aussi pour le marché de l’art lui-même, en particulier pour les galeries qui en ont été longtemps le pilier.

L’effervescence parisienne qui entoure la Fiac, conjointe à l’essor vertigineux des grandes salles de ventes et aux sommets atteints par certaines enchères, confirme de façon éclatante que le marché de l’art a changé de main. Il est passé des galeries aux foires, des artisans passionnés, familiers et souvent amis des artistes, aux investisseurs et industriels pour lesquels l’art n’est qu’un secteur commercial comme un autre — Read Exposition, le propriétaire de la Fiac, gère plusieurs centaines d’autres salons et foires dans le monde, dont le Salon nautique beaucoup plus rentable que la Fiac…

Le marché de l’art n’est plus seulement local comme les galeries, mais planétaire comme les foires et les salles de ventes. Pour exister sur cette nouvelle scène de l’art, les artistes, les collectionneurs et les galeries avaient besoin d’un opérateur international de mise en visibilité et en contact. La forme-foire qui s’est ainsi imposée dans un contexte de mondialisation et de marchandisation de l’art.

Si un malaise persiste toutefois dans nombre de galeries, il est dû à cette contradiction qu’elles ont autant besoin des foires qu’elles ont de raisons de les redouter. La foire stimule autant qu’elle menace l’activité des galeries. Elle est leur salut et leur ruine annoncée.

Au-delà des lieux d’art, cette ambivalence affecte l’art lui-même en le soumettant au règne hétéronome et implacable de la marchandise. Les foires inversent les rapports antérieurs entre l’art et le marché. Alors que la commercialisation n’était qu’une part de l’action (de la plupart) des galeries en faveur de la création et des artistes, elle est devenue l’unique raison d’être des foires.
Tandis que les galeries sont directement et intensivement liées à la création et à «leurs» artistes, les foires sont des structures strictement commerciales de degré deux qui, n’ayant affaire qu’aux galeries, sont fondamentalement coupées des artistes, de l’art, de la création.

Cette disjonction structurelle croissante entre la création et les circuits de diffusion et de promotion des œuvres est ruineuse pour l’art si, ici comme ailleurs, se vérifie cette situation selon laquelle la diffusion commande désormais à la production — la logique financière à l’art.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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