, à la culture et à l’éducation, comme en témoignent une arrogance inouïe et des atteintes majeures portées aux conditions matérielles et statutaires concrètes d’étude, d’enseignement et de recherche.
Une série de lois et de projets de lois vise à enfermer la culture, l’éducation et la recherche dans un carcan idéologique et économique fait d’autonomie, de concurrence, de compétitivité, de caporalisme d’entreprise, de privatisation et de rentabilisation. Toutes des grandes activités de la société française semblent ainsi vouées à être pliées à ce schéma binaire aux principes éculés, dénoncés en ce moment même par la crise mondiale. C’est au tour de l’université et de l’hôpital, heureusement non sans résistance…
La situation est si préoccupante pour l’avenir du pays, de la pensée et de la culture que les motifs du mouvement des enseignants-chercheurs et des étudiants sont plus culturels que strictement corporatistes. Le mouvement n’est évidemment pas opposé aux indispensables réformes, mais à celles qui, aujourd’hui, aggravent des situations déjà très difficiles; il est opposé aux menaces qui pèsent sur des pans entiers de l’art, de la culture et du savoir en France ; il est opposé à la baisse vertigineuse des moyens et des postes, à la fermeture des sections, des écoles d’art, etc.
Dans son discours du 22 janvier 2009 sur «l’innovation et la recherche», le Président de la République n’a parlé que de recherche scientifique, en ignorant tous les autres domaines de la recherche, comme il a, quelques jours après à la télévision, passé la Guadeloupe sous silence.
Devant tant d’adversité, d’indifférence, de mépris ; face à la précarisation et la paupérisation croissantes ; et en dépit des mises au pas et des restrictions qui s’accumulent, une question se pose: pourquoi s’obstiner à vouloir étudier et enseigner la philosophie, les arts, la photographie, la danse, le théâtre, le cinéma, la littérature? Tout simplement parce que, n’en déplaise à ces ignorants qui nous gouvernent, c’est par passion de la culture, de la création, de la pensée, qui sont des outils exceptionnels pour aborder et comprendre le monde nouveau.
Les chercheurs sont, dans leur domaine, des passeurs d’héritage situés à l’interface des savoirs d’hier, qu’ils ont assimilés, et de ceux de demain, qu’ils tentent d’inventer. Ce ne sont pas des conservateurs qui gèlent, sacralisent et réifient, mais des intercesseurs d’avenir grâce à l’expérience qu’ils ont acquise dans l’épaisseur historique de leur matière.
Autant les enseignants-chercheurs ont besoin des meilleures conditions de travail possibles, autant ils ont ce privilège immense, dans le monde tel qu’il va, d’être passionnés par leur recherche plus que motivés par leur salaire. Leur recherche déborde largement les cadres d’un travail pour habiter toute leur vie, car on n’est pas chercheur par intermittence ou à durée déterminée.
On est chercheur lorsque l’on est animé par la passion d’inventer, de défricher, de découvrir plus que par le plaisir d’appliquer et de transmettre.
Transmettre est plus du côté de l’enseignement qui ne requiert pas les mêmes talents que la recherche. Que les deux activités soient plus différentes que complémentaires explique la force du rejet que les enseignants-chercheurs opposent au projet de loi brandissant un accroissement des heures d’enseignement comme une sanction qui serait imposée aux chercheurs jugés insuffisamment productifs.
Alors que l’enseignement est une activité de transmission de savoirs constitués, la recherche est, elle, une activité de création, d’invention, d’élaboration de manières nouvelles de penser, de voir, de considérer le monde et les choses. C’est pourquoi ses résultats sont toujours incertains, le fruit d’itinéraires souvent sinueux et d’importance variable.
A l’inverse des activités de production qui, elles, sont planifiables et mesurables, la recherche échappe largement à la mesure. Rétive à la rentabilité, elle est, en quelque sorte, une exception au système en son propre sein — ce que ne peut tolérer un pouvoir aveugle et sourd à toute différence, aussi féconde soit-elle.
En ces temps de pragmatisme, d’utilitarisme, et de pensée comptable, seule trouve grâce auprès du pouvoir la «recherche appliquée» en raison de sa plus grande proximité avec la production et la marchandise que la «recherche fondamentale».
Quant à la recherche en art, lettres, sciences humaines ou philosophie, de quel poids pèse-t-elle désormais? Faute d’utilité immédiate, faute de perspectives commerciales, faute de potentiels sociaux évidents, elle est totalement marginalisée et méprisée. Affamée. Laminée par la suppression de postes d’enseignants, par la baisse drastique des financements et des bourses d’études, par la difficile professionnalisation des diplômes acquis en ces domaines.
Les grandes figures qui ont fait rayonner la France dans le monde au cours des dernières décennies — Deleuze, Foucault, Derrida, Lyotard, Barthes, Bourdieu, etc. — auraient-ils pu s’épanouir dans les conditions actuelles ? Sans doute pas, ou beaucoup plus difficilement. Les chercheurs ne sont pas de purs esprits. Comme les grands sportifs, ils ont besoin d’infrastructures, de cadres de travail en équipe (laboratoires) et de logistiques, de contacts et de rencontres (colloques), d’institutions de diffusion (universités, instituts, revues, éditeurs, etc.). Ils ont aussi besoin de temps, de confort et de moyens, c’est-à -dire d’un contexte favorable de considération et de stimulation.
Combien de philosophes, d’esthéticiens, de sémioticiens, d’artistes, de romanciers, etc., ont d’ores et déjà manqué à naître et grandir dans ces circonstances défavorables? Combien d’œuvres, de livres, de concepts, n’ont pas vu le jour ? On ne le saura jamais.
Le dépérissement de la culture et de l’art a ceci de dramatique qu’il s’opère en silence, de façon indolore, sans que l’on ne s’en aperçoive vraiment, puisque des œuvres non produites, des concepts non forgés, des théories non formées ne manquent pas. Sans que nous le sachions, leur absence nous prive de manières restées inédites — insoupçonnées et inconcevables — de dire, de voir, de ressentir et de comprendre le monde.
Il était un temps, de triste mémoire, où les livres étaient brûlés, et éliminés les artistes «dégénérés» et les intellectuels. Les temps et les méthodes ont heureusement changé. Il suffit aujourd’hui de soumettre la recherche et l’université à la logique comptable et concurrentielle de l’entreprise, à l’autorité d’un «patron», pour asphyxier des pans entiers de la pensée vivante d’une nation.
La recherche, la pensée, la création, c’est pourtant ce qui manque le plus dans le monde troublé d’aujourd’hui. Non pour en simplifier et aplatir la complexité, mais au contraire pour l’affronter et l’expliciter.
Face à la dictature des plates et lisses apparences, de l’immédiateté, et de l’uniformité, la recherche, la pensée, la création esquissent d’autres voies qui redonnent de l’épaisseur aux choses, en activant la perspective temporelle du passé et de la mémoire, et en opposant à l’hégémonie de la marchandise la profondeur de valeurs éthiques et humaines…
Seuls les imbéciles, les démagogues, et ceux qui confondent penser avec compter, se défient des chercheurs, ces porteurs de passé, éclaireurs du présent et inventeurs d’avenirs.
André Rouillé.
(L’artiste et le photographe de l’image ne sont nullement engagés par le contenu de l’éditorial)
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