Emmanuelle Antille
Les Barricades Mystérieuses
Le philosophe Jean-Louis Chrétien dans son ouvrage La Voix nue. Phénoménologie de la promesse en appelle à «cette soif qui invente des sources». Il y a de cela dans les œuvres que l’artiste suisse, Emmanuelle Antille, a choisi de montrer à la galerie Gourvennec Ogor. En effet, il ne s’agit pas seulement, au fil de son travail vidéographique, d’«habiter poétiquement le monde», mais bien au-delà de construire des situations, d’inventer des langages, de représenter des formes capables de produire ou de générer cette poétisation du monde.
L’artiste nous invite ainsi, d’œuvre en œuvre, à suivre des personnages proches — sa mère, sa famille — ou lointain — à travers des références explicites à des films ou des romans, pour mieux percevoir leurs émotions, partager leurs expériences, comprendre leurs espoirs, rejoindre leurs rêves, autrement dit vivre leur voix/voie.
Elle s’attache également à maintenir et à conserver de minuscules mais tenaces îlots de résilience, d’empathie, d’échange ou de partage qui subsistent encore au sein d’un monde — notre monde — pourtant plus que jamais indifférent à leur égard. Actes de résistance aussi émouvants que désespérés, gestes d’affirmation aussi définitifs qu’héroïques, à l’instar de ses portraits de corps tatoués sérigraphiés sur des plaques de métal réfléchissants.
Aussi le titre de l’exposition, «Les Barricades Mystérieuses», ne surprendra quiconque, si ce n’est qu’il réfère précisément ici à un court morceau de musique du compositeur français François Couperin (1668-1733) presque sans thème, sans début ni fin, si ce n’est des effets de cadences et de rythmes, d’ordres et de désordres.
Un morceau donc d’une intense proximité avec la nature et ses cycles, mais aussi avec l’être humain et son souffle vital, les battements de son cœur, la pulsation de son sang ou les émotions qui le traversent sans cesse.
On en retrouve l’esprit et les images dans les trois films qui constituent l’exposition. Dans Les Veines, deux personnes en se redessinant mutuellement les veines de leurs bras et de leurs mains les métamorphosent en lignes fluides aqueuses ou végétales qui se transforment assez rapidement en lianes/liens qui les unissent et les réunissent. Au cœur du Désir Qui Gronde, un homme dont on ne verra jamais le visage saisit une pierre, la place dans le silence contre son ventre et se met doucement à la caresser, puis après un moment la repose pour en prendre une autre et agir de même. Au fur et à mesure, les cris d’une centaine d’étourneaux se font entendre de plus en plus intensément, exprimant d’une autre manière ce que le corps tait ou se refuse à dire.
Enfin Les Barricades Mystérieuses qui se compose de deux films complémentaires projetés dos à dos sur des écrans sur pied tels ceux que l’on utilisait dans les années 1960-1970 pour les films super 8. L’un met en scène un personnage masculin qui semble réapprendre l’essence de la vie et son rapport au monde dans une cabane sur pilotis situé au bord d’un lac et en lisière de forêt. Le morceau éponyme de Couperin dans sa version pour piano, plus fluide et organique que l’original pour clavecin plus sec et métallique, accompagne les images de cette expérience initiatique.
L’autre est composé d’un texte, ou plutôt de notations furtives qui semblent s’écrire d’elles-mêmes à l’écran, et qui pourraient s’attacher tout aussi bien à une pièce de théâtre, un conte ou une danse comme mentionné dans le sous-titre de l’installation. Le personnage est nommé Walden, à l’instar du lieu que décrit l’écrivain américain Henry David Thoreau dans son livre éponyme, œuvre séminale tout à la fois d’un «habiter poétiquement le monde» mais aussi d’un penser autrement le retour à la nature, moins élégiaque et plus essentialiste.
On ne saura jamais si le Walden du double film d’Emmanuelle Antille est le même que celui qui s’est retiré deux ans, deux mois, deux jours à Walden dans l’œuvre de Thoreau, ou un autre qui reviendrait exactement 160 ans plus tard, accomplir le même acte, comme si rien n’avait changé dans notre monde qui ne justifierait plus ce geste de retrait paradoxal, de soustraction interrogative: s’abstraire du monde pour mieux figurer au monde.
D’après un texte de Marc Donnadieu et Charles-Arthur Boyer
Vernissage
Jeudi 10 avril 2014 Ã 18h