Communiqué de presse
Raphaël Denis.
Les baillons de la bienséance
Ses séries les plus récentes, réalisées à partir de négatifs en verre de portraits du début du XXème siècle, illustrent son désir d’agir sur l’image et reflètent son intérêt envers un medium dont les prétentions étaient d’égaler et de surpasser la peinture,dans un genre vulgarisé, devenu accessible à des bourgeois dont les poses étaient empruntées aux tableaux des musées.
En infligeant, à l’aide d’outils et de substances divers, des modifications à ces représentations d’êtres collectées auprès d’antiquaires, Raphaël Denis met en place un protocole qui lui permet de synthétiser acte pictural et image photographique tout en jouant de la rivalité entre les genres, qu’il fait dialoguer et force à la conciliation. Ses séries « les Aïeux », « à force de ressusciter » et « les poules ont la vie dure » apparaissent comme la suite logique des peintures de « Gare au culte » et de ses prises de vue de « Voir comme un sourd », tant sur le plan de l’aboutissement formel que du cheminement intellectuel.
La matière des murs décrépis qu’il affectionne, les traces du temps, les raideurs de la religion et les dogmes occidentaux sont ainsi des éléments permanents d’un langage dont les modalités de présentation évoluent au fil des séries. Biffés avec plus ou moins d’acharnement, les négatifs de ces portraits bourgeois fiers et hautains ne livrent plus au tirage que des visages scarifiés, environnés de motifs purulents qui marquent leur décrépitude.
Dépouillant l’image initiale de tout élément de décor, Raphaël Denis offre sur le passé un regard neuf, concentré sur une figure livrée brute et dépourvue qui, transformée, a perdu son aspect désuet pour devenir, en dépit de ses meurtrissures – et sans doute grâce à elles – un objet de fascination, ayant la force d’une idole, comme si la puissance des êtres apparaissait avec plus d’évidence une fois leur apparat extérieur – beauté, costume, honorabilité, fauteuil, colonne – évacué.
Fabriquant sa photographie après la prise de vue, Raphaël Denis gratte, macule et fend, faisant traverser différents états au négatif avant l’obtention de l’image définitive, créant tour à tour différentes atmosphères qui enveloppent, voilent ou font ressurgir le modèle ; c’est l’obtention de la juste tension entre atmosphère et figure, entre geste et individu, qui signe l’arrêt du processus.
On peut rapprocher le travail formel de Raphaël Denis de celui de Joel-Peter Witkin,toutefois il ne prend pas pour matière première ses propres images mais utilise des photographies anciennes, recherchant des inconnus, choisis pour leur anonymat dont il récupère les visages et les corps, significatifs de cultes sociétaux et familiaux, pour les soumettre au spectacle de leurs ratés.
C’est ainsi qu’avec un malin plaisir Raphaël Denis met en place autour des êtres un décor de larmes et de tempêtes, exprimant la douleur et les machiavélismes qui règnent entre les hommes ; tous – enfants, ecclésiastiques, mères de famille, prostituées, veuves, vieillards, juges, militaires et académiciens – sont soumis au même traitement, comme si aucun ne pouvait être innocent, comme si chacun était appelé à payer la présomption de sa culpabilité.
La précision et la minutie des incisions dans la gélatine témoignent de la jouissance irrévérencieuse éprouvée à affubler un digne père de famille d’une choucroute ou d’une moustache hitlérienne. Mais à travers le combat mené contre les apparences, à travers l’exaltation nécessairement maîtrisée de l’écorchement, c’est aussi la jouissance de faire voir, de démontrer et de ranimer qui apparaît clairement.
Redonnant vie à ses anonymes, Raphaël Denis leur confère une nouvelle ampleur en montrant leur visage sous un autre aspect, en révélant les faux-semblants et les illusions. Par le biais de coulures, cassures et pourritures, toutes les rigueurs et les raideurs, les décrépitudes du mariage et de toutes les institutions révèlent le tumulte permanent qui règne entre les êtres. Mettant à jour leur puissance perverse, il souligne leur caractère perfide et les fait apparaitre sous un visage moins insipide. C’est en mettant au premier plan ses convictions, en livrant ce qu’il perçoit sous une image soucieuse d’imiter un modèle, de singer une idéalité, que Raphaël Denis confère de la densité à ses figures.
Il grave son empreinte au cÅ“ur de l’image, en écrivant des phrases volontairement illisibles qui évoquent des psalmodies ou des échos inaudibles, ou encore en confrontant la figure à des éléments récurrents tels que les croix ou les traits verticaux barrés par une oblique – symboles par excellence du temps subi, du temps carcéral – qui évoquent autant de cicatrices. Son geste, s’il peut sembler purement sadique, retourne avant tout les codes et les convenances avec un humour dont témoignent les titres des photographies, qui apparaissent comme des légendes descriptives tantôt comme des sentences qui enrichissent l’image, suscitant décalages et échos sans jamais oublier de ridiculiser davantage.
Défigurés par le travail de leur image, les êtres ressurgissent comme dévoilés, parés de leur intérieur et munis de leur hypocrisie, criant leurs aspirations et leurs tourments. S’ils peuvent sembler relégués à distance et mis à l’écart, instrumentalisés, ils gagnent également en importance ; la croix qui les barre les rappelle instantanément à la mémoire. En cherchant l’égalité de force entre la matière qui l’entoure et la figure, en poursuivant un équilibre où la tension se fait expressive, Raphaël Denis ranime ainsi les êtres, réactivant leurs forces et leurs pensées. Son apparente cruauté peut alors même se muer en amour respectueux et fasciné.
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