Autrement dit, l’art n’est pas dans le monde ou hors de lui, il devient avec le monde.
Cela signifie concrètement que les artistes et les acteurs de l’art ne se posent pour l’essentiel que des questions d’art, mais qui sont toutes, explicitement ou non, également économiques, sociales, politiques ou sexuelles. Ces dimensions des œuvres ne résident pas à côté de leurs dimensions supposées strictement artistiques : les unes et les autres sont mêlées.
Ceci est capital : c’est esthétiquement que les raisons économiques, sociales, politiques ou sexuelles agissent dans les œuvres ; les artistes convertissent en formes les faisceaux de forces qui les traversent — leurs parcours, leurs vies, leurs sensations, leurs expériences… Les artistes sont des convertisseurs de forces : ils convertissent en œuvres leurs rapports avec le monde.
Dans cette perspective, la question n’est pas de revendiquer une supposée autonomie de l’art, mais de comprendre comment le monde agit dans telle œuvre de tel artiste. Comment s’opère dans chaque cas la conversion du monde en formes artistiques.
Il ne s’agit pas de se demander si telle œuvre est politique ou non, mais comment elle est, explicitement ou non, politique et fait social.
Dans ces conditions, jusqu’où peuvent aller les discours sur l’art ? Fallait-il, par exemple, réagir aux propos de Nicolas Sarkozy affirmant vouloir «nettoyer au karcher» la Cité des 4000 à la Courneuve ? Fallait-il analyser l’échec de la candidature de Paris aux Jeux olympiques ? Fallait-il commenter les déclarations de Patrick Le Lay sur la vocation de TF1 à servir à ses annonceurs publicitaires les «cerveaux disponibles» des téléspectateurs — les nôtres ?
Pour certains lecteurs de paris-art.com, ces sujets débordent les limites assignées aux discours sur l’art, et négligent l’art au profit de la politique. Je crois au contraire que ces sujets extra-artistiques permettent de mieux appréhender les œuvres, le territoire et les évolutions de l’art contemporain, parce que le monde est le matériau principal de l’art : ce qui l’irrigue, l’oriente, l’infléchit.
Au sein du monde de l’art, les œuvres dialoguent entre elles, tandis que les grands mouvements du monde résonnent en elles. Les œuvres prennent forme à l’intersection du monde extra-artistique et de toutes les œuvres du monde de l’art.
Parler des Jeux olympiques ne visait évidemment pas à concurrencer L’Équipe, mais à comprendre le jeu de la France sur la scène internationale, à prendre la mesure d’une sorte de déphasage français, et surtout, à se servir de la scène sportive comme d’une loupe pour mieux observer et comprendre quelques traits de la scène artistique contemporaine mondialisée.
Ce faisant, fallait-il pour autant que je donne mon sentiment sur la défaite de la candidature française ? L’absence de regret n’était-elle pas assez explicite ?
Car le sursaut dont la France a aujourd’hui besoin pour sortir de ses blocages, c’est à rebours du sacro-saint esprit olympique qu’il se produira. Les voies nouvelles ne sont pas à chercher du côté de l’olympisme, les «uns contre les autres», mais à l’opposé, les «uns avec les autres». Comme la concurrence, l’olympisme exclut — «que le meilleur gagne !» —, tandis qu’il importe désormais de (re)trouver les voies du partage, du dialogue, de la collaboration — celles du «qui perd gagne» ou du «gagnant-gagnant».
Les derniers mois ont confirmé que les Jeux olympiques fonctionnent économiquement, idéologiquement et informationnellement comme un immense laminoir de culture. Il suffit pour s’en convaincre de dresser, du point de vue de la culture, le bilan de la Coupe du monde de foot.
Quant à la très nauséabonde sortie de Nicolas Sarkozy affirmant vouloir «nettoyer au karcher» la Cité des 4000, elle ne pouvait laisser indifférent.
Les horreurs commises et les souffrances subies au cours de l’histoire récente au nom du «nettoyage ethnique», de l’extermination de l’Autre, sont trop vives dans les esprits, et trop présentes dans la langue même, pour que l’on accepte le moindre dérapage verbal (contrôlé).
Nullement partisane ou politicienne, ma réaction s’inscrivait dans le cadre plus large d’un devoir de vigilance, d’un travail de mémoire, et, véritablement, d’une exigence de culture et d’humanité. Autant d’éléments que l’art ne peut éluder, pour autant qu’il veuille rester en prise avec le présent.
L’époque est désormais plus inclusive qu’exclusive; les mixages et les alliages prévalent en toutes matières sur les exclusions (en art comme dans l’ensemble des sphères publiques et privées); les temps du «et» ont remplacé ceux du «ou» (on n’est plus «peintre» ou «sculpteur», mais «plasticien», c’est-à -dire peintre, et sculpteur, et photographe, et performeur, etc.). Pour toutes ces raisons à la fois esthétiques, éthiques et politiques, les populistes de tous poils sont totalement anachroniques — ce qui ne veut pas dire inoffensifs, bien au contraire. Ils sont anachroniques, et réactionnaires, au sens où ils préconisent des solutions d’une époque révolue, époque mythique des oppositions simples et tranchées.
A rebours de la création contemporaine, ouverte vers les devenirs, nécessairement intempestive…
André Rouillé.
-> Editorial 112 : Anatomie d’un échec
-> Editorial 110 : Opération Karcher : grand nettoyage de cerveaux
-> Editorial 067 : Mon cerveau n’est pas à vendre
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Thomas Grünfeld, Stomachs, 2005. Feutre. 100 x 78 cm. Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris.