« Ces Années-là  », le titre de l’exposition, désigne la période comprise entre 1984, date à laquelle Pierre Staudenmeyer fonde la galerie Néotù avec Gérard Dalmon, et 2007, l’année de sa disparition à l’âge de 55 ans. Soit près d’un quart de siècle d’une passion sans relâche pour le design, que lui même n’hésitait pas à comparer à une addiction toxicomaniaque. Il serait vain de chercher, au sein de ce vaste univers qu’est le design, un domaine qui ait échappé à son intérêt : des meubles aux objets d’art, des tapis à la céramique, des bijoux aux luminaires… Pierre Staudenmeyer a porté un œil curieux sur à peu près tous les champs de la création contemporaine. C’est lui encore qui, de 1997 à 2000, dirigea la galerie Re, dédiée à la photographie et au graphisme…
Le nom Néotù (prononcer néo-tout) est déjà une profession de foi. Au moment de sa création, le public français ne raffole pas encore de mobilier contemporain, et les fabricants de meubles nationaux, à la différence de leurs collègues italiens, regardent avec méfiance les jeunes créateurs. Néotù sera donc cet espace d’expérimentation, novateur et audacieux, qui manquait au paysage hexagonal. Jusqu’à sa fermeture en 2001, elle éditera et diffusera internationalement les créations de designers souvent inclassables.
La deuxième salle de l’exposition suffit à se convaincre, si cela est encore nécessaire, du rôle joué par Néotù depuis les années 1980. Les créateurs répartis sur différents îlots sont ceux-là même que l’on peut découvrir dans la salle du Musée des arts décoratifs consacrée à cette période : Martin Szekely, Garouste et Bonetti, Olivier Gagnère et François Bauchet. Seul absent : Sylvain Dubuisson (Néotù a simplement édité sa lampe Tetractys, en 1985), qui plane pourtant sur cette sélection puisque c’est lui qui a réalisé l’aménagement de la galerie du Passage de Retz en 1993.
A leurs côtés, deux créateurs étrangers également présents depuis la première heure : l’italien Pucci de Rossi et l’américain Dan Friedman, lui aussi disparu prématurément. Surtout connu pour son travail en design graphique, ce dernier laisse derrière lui une oeuvre haute en couleur, où se télescopent le radical design italien et l’énergie de la pop culture new-yorkaise des années 80. L’exposition permet de redécouvrir six de ses pièces, trop rarement exposées,  comme la lampe Three Mile Island ou la chaise Truth (1987).
Cette première génération de designers a vite été rejoint par de nombreux autres. Citons simplement Christian Biecher, Nanda Vigo, Eric Jourdan ou encore François Corbeau. Après la fermeture de Néotù, c’est la galerie Mouvements Modernes, fondée quelques mois plus tard par Pierre Staudenmeyer, qui prendra la relève. En 2005, c’est lui qui édite la première série limitée des Rocks, du designer Arik Levy (dont un exemplaire géant accueille le visiteur à l’entrée du Passage de Retz).
Ce découvreur de talents sera aussi le premier à exposer en France l’avant-garde internationale. Dès 1986, il rassemble la crème de la jeune création britannique (Ron Arad, Tom Dixon, Jasper Morrisson…) au sein d’une exposition baptisée «English Eccentrics». En 1988, il révèle au public parisien le designer tchèque Borek Sipek. Puis suivront Michael Young (1995) et Shao Fan (2000). Sans oublier bien sûr Andrea Branzi : la salle qui ouvre l’exposition lui est presque exclusivement consacrée et un double portrait de Pierre Staudenmeyer trône au milieu de ses créations. Il est vrai que les deux hommes partageaient plus d’un point commun, aux premiers rangs desquels sans doute, un même esprit de rupture et un même goût pour la réflexion. Au-delà de son activité de marchand, le galeriste a produit une intense littérature autour du design, reflétant une approche à la fois originale et pertinente, nourrie d’une impressionnante culture.
Enfin, durant les dix dernières années de son activité, Pierre Staudenmeyer a développé un profond intérêt pour la céramique, constituant l’une des collections les plus importantes en Europe dans ce domaine. La céramique française des années 1950 occupe une place de choix : Valentine Schlegel, Jean et Jacqueline Lerat, Roger Capron, Francine Del Pierre… La sélection s’étend jusqu’aux années 2000, avec notamment de nombreuses pièces de Kristin McKirdy et Nadia Pasquer, toutes deux exposées à la galerie Mouvements Modernes.
Cette exposition, riche et généreuse par sa taille, prend le parti de rendre hommage au galeriste au travers des objets qu’il a édités et contribué à faire connaître. Pour le reste, il faut se plonger dans l’imposante somme publiée aux éditions Norma, rassemblant à la fois le catalogue de Néotù et Mouvements modernes, les écrits de Staudenmeyer et les témoignages des personnes qui l’ont côtoyé. Au fil de ces pages se dessine le portrait d’un homme complexe et insaisissable. La photo de couverture, réalisée en 1994 par Peter Capellmann, illustre bien l’impression qui s’en dégage : Pierre Staudenmeyer, vêtu d’un costume orange vif, fixe l’objectif d’un air absent, tandis que l’ombre qu’il projette sur le mur semble nous tourner le dos et se préparer à sortir du cadre.
Dan Friedman
— Chaise Truth, 1987. Bois, métal. 80 x 52 x 52 cm. Edition Néot.
— Lampe Three Mile Island, 1985. Céramique, rafia, objets divers. 76 x 33 x 33 cm. Edition Néotu.
— Stéphane Calais et Marie-Anne Hervoche, Jardinière, 2005. Fibre de verre. 75 X 100 cm. Collection Mouvements modernes.
— Martin Szekely, Chaise longue Pi, 1983. Aluminium, acier laqué, mousse, cuir. 96 x 65 x 100 cm. Collection du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou. Collection du Musée du design et de la mode-Mude, Lisbonne.