Dove Allouche, Chris Cornish, Nina Canell, Attila Csörgő, Edith Dekyndt, Joan Jonas, Irene Kopelman, Ange Leccia, Pierre Malphettes, Jessica Warboys
Les amas d’Hercule
En regardant vers l’est, entre les deux étoiles brillantes Véga et Arcturus, vous pourrez découvrir la constellation d’Hercule. On y trouve deux très beaux amas globulaires, essaims d’étoiles situés en bordure de notre voie lactée. Des clichés du télescope spatial Hubble, nous offrent le spectacle d’un amas saturé de couleurs – des roses fluos, des orangés intenses, des jaunes primaires, qui n’ont rien à envier à la peinture romantique du XIXème siècle. Sauf que ces images sont à la fois une retranscription de la réalité et sa mise en fiction, les clichés étant modélisés ultérieurement, pour correspondre à ce que la réalité est censée être selon les calculs des scientifiques. Le monde protéiforme de l’astronomie n’est pas plus intrinsèquement vrai que celui de l’art, dans la mesure où les critères qui permettraient d’en établir la prétendue véracité objective sont, eux aussi, des éléments d’un monde construit et réfutable. Ces images opèrent ainsi à la fois dans le registre mythique – le récit, et dans celui de la science, agissant avec autant de prégnance dans le rêve que dans la réalité. Cet apparent paradoxe entre naturel et artificiel, réalité scientifique et échappée poétique, est mis en jeu et en scène dans l’exposition «Les amas d’Hercule».
Les artistes de l’exposition proposent des formalisations plastiques de phénomènes naturels ouvrant sur un merveilleux caché dans les replis du monde, entre poésie, illusion et étrangeté. Qu’ils les imitent, les répliquent, les mésinterprètent ou les réinventent, pour les artistes de l’exposition, les phénomènes naturels sont un terrain d’expérimentation qui propose des liens intimes et de proximité avec le monde. Rien de grandiloquent dans leurs démarches, les phénomènes observés sont ceux de notre quotidien: le ruissellement de l’eau, l’apesanteur sur un corps solide immergé dans l’eau, la captation de la lumière couchante sur une montagne de l’Utah, le va-et-vient lancinant et hypnotique du ressac sur une plage. À cette modestie des phénomènes observés répond une grande économie de moyens quant aux techniques et matériaux utilisés. Des bricolages insensés d’Attila Csörgő qui tentent de reconstituer sur un établi mécanisé les quatre éléments symbolisant le cosmos, au matériel domestique utilisé par Edith Dekyndt dans ses expérimentations sur les lois de la gravité, en passant par les sculptures fragiles et délicates de Nina Canell qui exploitent avec tant de poésie les qualités de l’électricité comme symbole des flux d’énergie, cette économie de moyens nous renvoie toujours au caractère fugace et éphémère des lois qui régissent nos existences.
Si l’expérimentation est bien au cœur des pratiques de ces artistes, il faut néanmoins distinguer deux approches, qui se complètent et se répondent dans l’exposition. D’un côté, seront présentées des expérimentations combinant l’observation et la recherche sur le terrain avec une pratique d’atelier, dans une démarche proche de celle d’un laboratoire scientifique. Mais celui-ci n’aurait pas figé le résultat et s’assumerait comme un lieu de pensée précaire, vivant, tentant, de manière non experte mais volontaire et passionnée, d’extraire une forme de poésie cachée dans les lois physiques de la nature, sans démonstration mathématique ou cartésienne. À l’instar d’Irene Kopelman qui propose une réplique en terre cuite d’un relevé topographique d’un segment de lave séchée à Hawaï (The Levy’s flight, 2009) ou encore de Pierre Malphettes qui, en utilisant des produits industriels tels que le verre, le zinc et l’inox, nous propose un «ruissellement de l’eau» qui se décompose en quatre circuits évoquant tour à tour une cascade ou un simple écoulement, dont la mise en place, expérimentale, a nécessité quantité d’ajustements dans l’espace et dans le temps. De l’autre côté, l’exposition présente des artistes qui déplacent la question de la reconstitution d’un phénomène naturel vers la mise en œuvre d’une expérience en lien avec ces phénomènes. Qu’elle soit rituelle ou de l’ordre de la quête, cette expérience joue de la distorsion entre le réel et sa représentation. Dove Allouche a guetté pendant plusieurs années un grand incendie de forêt, s’est rendu en 2003 au Portugal pour prendre sur le vif 140 clichés d’une forêt d’eucalyptus puis a redessiné à la main sur une période de cinq ans ces 140 photos, la série acquérant par ce geste laborieux mais virtuose une aura et une mélancolie tout à la fois séduisantes et énigmatiques. La dimension performative et rituelle de l’expérimentation s’affirme dans l’exposition par le dialogue enclenché entre Jessica Warboys, qui plonge ses toiles pigmentées dans la mer du Nord pour en extraire une peinture expressionniste d’une violente beauté (Sea Paintings, 2012), et l’œuvre visionnaire de Joan Jonas orchestrant des micro-performances burlesques sur une plage balayée par les vents (Wind, 1968).
Au-delà de la diversité de leurs positions et de leurs processus de travail, tous les artistes des amas d’Hercule tendent à capter un monde en perpétuel mouvement et dont les changements d’état constants (entre le liquide et le solide, l’ordre et le chaos, le visible et l’invisible, le durable et l’éphémère) seraient comme des métaphores de nos vies, ordonnées par quelque mécanisme magique et secret. (Sandra Patron)