ART | CRITIQUE

Les Aimants

PFrançois Salmeron
@23 Fév 2013

Lily Hibberd constitue autour de l’exposition «Les Aimants» son œuvre la plus intime. Abordant la question du souvenir et de l’enfance, l’artiste australienne tente ainsi de retrouver la jeune fille qu’elle était. Mais les images du passés, et celles de la photographie en particulier, peuvent-elles restituer l’essence d’un passé révolu?

L’exposition «Les Aimants» se déroule en trois actes. Dans un premier temps, Lily Hibberd a fait graver vingt-et-un portraits de son enfance sur des aimants. Ces gravures apparaissent comme des spectres de formes, de corps et de silhouettes. Elles découpent seulement quelques courbes ou quelques contours de visages, creusés dans les pierres magnétiques.
Par rapport aux tirages photographiques qui leur ont servi de modèles, les gravures n’en conservent que certaines arêtes essentielles, faisant notamment abstraction de tout détail ou de tout décor. Les images ainsi produites se révèlent comme des négatifs de tirages originaux. Effectivement, il semblerait que le pôle dit «négatif» que l’on prête aux pierres magnétiques, qui servent d’ailleurs ici de support aux gravures, entre en écho avec les «négatifs» des photographies ayant servi de modèles à ces gravures.
Lily Hibberd décline ainsi cette exposition à travers une succession de mises en abime.

La deuxième série des «Aimants» s’articule également autour des mêmes vingt-et-une photographies. Néanmoins, cette fois-ci, les tirages d’époque sont posés sur le ventre de l’artiste, et à leur tour photographiés. Le corps adulte sert alors de support à l’exposition de l’image de l’enfant qu’il fut. Et cette série fonctionne comme un dédoublement, puisque les photographies sont elles-mêmes reproduites — la photographie originale se trouvant re-photographiée.
A l’intimité d’images évoquant des souvenirs d’enfance personnels, répond l’intimité discrète d’un corps de femme qui, pudiquement, ose se dévoiler et montrer sa chair. Nombril, esquisse des côtes, peau blanche, laiteuse, voire presque translucide, courbes sensuelles des hanches… le corps de Lily Hibberd se prête au dévoilement, comme son esprit divulgue quelques fragments de son passé, quelques bribes de sa mémoire.

Pourtant, Lily Hibberd confesse ne pas forcément se souvenir des moments ou des journées renvoyant aux photographies de sa jeunesse. Sa mémoire propre n’apparaît aucunement comme un réservoir infini de souvenirs et d’images passées, que l’on pourrait convoquer à volonté pour retrouver l’exactitude d’un passé révolu.
La mémoire de l’artiste est lacunaire et se reconstitue au contraire à partir de bribes qu’elle aura pu redécouvrir dans la contemplation de ces clichés.
En pleine introspection, cherchant à comprendre comment se sont peu à peu constitués sa personnalité, son désir ou sa sexualité, voulant à tout prix essayer de savoir qui elle put être lorsqu’elle était enfant, Lily Hibberd a donc recours à la photographie pour tenter de retrouver son «moi profond».
A l’instar de Roland Barthes, cherchant désespérément à retrouver l’essence même de sa chère mère disparue dans La Chambre claire, l’artiste australienne invoque la photographie. A la différence tout à fait notable que Lily Hibberd, quant à elle, ne cède pas à l’illusion essentialiste de la photo. Car la photographie n’est pas une ontologie, elle ne délivre pas l’essence même de l’objet qu’elle représente.

Lily Hibberd, lucide, finit d’ailleurs par affirmer: «En fin de compte, ma mémoire laminée ne ressemble pas à la jeune fille sur la photo, car elle est juste l’image d’une enfant que je ne reconnais pas». Rien ne nous garantit donc que ce qui se trouve sur un cliché concorde avec le souvenir que l’on en garde — si tant est que l’on s’en souvienne. Rien ne dit non plus que dans un coin de notre esprit se trouve un stock de souvenirs purs, nous permettant immédiatement de nous plonger à loisir dans n’importe quelle zone de notre passé.

Lily Hibberd pense plutôt que notre mémoire est lacunaire (elle parle en ce sens de «mémoire laminée»), et se constitue à partir de notre perception présente. C’est parce qu’elle a retrouvé certaines photos de son enfance et qu’elle les contemple, qu’elle peut se replonger dans certains moments de son passé. C’est parce qu’elle perçoit certains indices sur la photographie, que certains souvenirs se trouvent invoqués et resurgissent dans son esprit.

En ce sens, la troisième série des «Aimants» expose sur du papier calque le verso des photos présentées jusque-là. Ces versos, jouant à nouveau sur le registre de l’envers et de l’endroit ou du négatif et du positif, nous livrent certaines informations: dates et tampons Kodak imprimés sur le revers des photos, notes inscrites au crayon à papier, traces de colle, etc. Autant de petites indications qui permettent à la mémoire de se reconstituer, et à l’individu de se replacer dans son propre passé, par tâtonnements.

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