. Au premier rang des «lacunes et ratés» dénoncés par la lettre de mission adressée à la ministre de la Culture (1er août 2007), figure en effet «l’échec de l’objectif de démocratisation culturelle» et cette aberration d’une politique qui, «financée par l’argent de tous, ne bénéficie qu’à un petit nombre».
Les discours accordent désormais une priorité absolue «aux publics» (également employé au singulier), à l’inverse des politiques antérieures dénoncées, à tort ou à raison, pour avoir été «davantage attachées à augmenter l’offre qu’à élargir les publics». Le basculement annoncé consisterait à passer d’une politique de l’offre (en faveur des producteurs de l’art) à une politique «répondant aux attentes du public».
Ce parti pris du public s’effectue au détriment des fonctionnaires et des administrations, ainsi que de certaines petites et grandes aristocraties culturelles et artistiques.
Entre «rupture» et «ouverture», le pouvoir politique veut ébranler la citadelle artistique et culturelle à partir de quatre grands principes: 1° la démocratie culturelle ; 2° la priorité accordée à la demande plutôt qu’à l’offre (la production) artistique et culturelle; 3° la rénovation et la modernisation de l’administration afin de la rendre «plus efficace et moins coûteuse»; 4° l’implication du public (des usagers) à certains niveaux de décision des administrations.
De nombreuses actions, souvent novatrices, sont certes conduites depuis longtemps en direction des publics. Dans la plupart des grands musées un «service des publics» est chargé de l’accueil et de l’accompagnement, notamment des enfants. Le recours à des médiateurs, sortes d’intercesseurs entre les visiteurs et les œuvres, est devenu pratique courante. Mais tout cela ne suffit pas. Le public est très largement laissé sur le bord de la scène artistique par les «professionnels de la profession». C’est ce qui est peut-être en train de changer.
D’abord par la mise en cause du monopole que les bureaucrates de la culture exercent sur la culture en écartant les usagers — artistes, producteurs et amateurs — des décisions qui les concernent directement (on a à cet égard, sous le titre «Région Ile-de-France : Démocratie culturelle bananière», donné ici un aperçu des pratiques de Francis Parny, chargé de la culture).
En vue de desserrer l’étau bureaucratique, il a été demandé à la ministre de la Culture d’«associer des personnalités d’envergure du monde culturel et artistique à des gestionnaires confirmés» dans tous les établissements et administrations relevant de son autorité.
Mais cela ne suffira évidemment pas pour briser l’instrumentalisation du public, et l’oubli dont il fait encore trop souvent les frais. Parce que la place seconde du public est inscrite dans les habitudes, les modes de pensée, voire dans les œuvres.
Les œuvres de la défunte «esthétique relationnelle» qui, dans les années 1990, étaient supposées stimuler des relations entre les visiteurs, ont-elles produit autre chose que de plats pastiches de contacts et d’échanges? Ont-elles conféré aux visiteurs des expositions un meilleur rôle que celui de simple composante, ou matériau? Au lieu de créer des sensations chez les visiteurs, n’ont-elles pas plutôt servi la carrière de quelques commissaires?
Autre exemple d’oubli du public : le jeune et nouvellement nommé directeur du musée d’Art moderne de la ville de Paris, Fabrice Hergott, s’est à plusieurs reprises exprimé sur ses projets et ses conceptions en réussissant le tour de force d’ignorer (presque) totalement le public.
Autant il situe son action entre ses propres «envies de montrer» et «ce que les artistes ont envie de voir»; autant il considère que les partenaires naturels du musée sont les marchands, les collectionneurs, les critiques et les artistes — en omettant le public; autant, la seule fois qu’il l’évoque, il décrit «le public» comme une masse, voire une matière, informe — nullement un partenaire actif —, qu’il faut toucher, troubler ou intéresser. Plus encore : «Le premier public d’un musée ce sont les artistes», martèle Fabrice Hergott (Libération, 18 août 2007).
On mesure là un double décalage, vis-à -vis des mouvements qui esquissent les contours d’une nouvelle époque du public, et vis-à -vis des bouleversements qui affectent aujourd’hui les fonctions mêmes de commissaire (Éditorial n° 207, «Mort du commissaire», 27 sept. 2007).
On trouve dans Beaux-Arts magazine de septembre un autre exemple du retard que certains secteurs de l’art et de la culture accusent par rapport aux orientations gouvernementales en direction du public. Sous le titre «La culture est hors de prix», Fabrice Bousteau s’égare, comme souvent, sur une voie scabreuse qui, là , consiste à freiner les ardeurs réformatrices du gouvernement en décrétant que «la gratuité des musées est une mesure dont l’État n’a pas les moyens et qui par ses conséquences retardera, plutôt qu’elle n’accélérera, la démocratisation de la culture en France». Et d’infliger une leçon d’ultralibéralisme au Premier ministre qui n’a pourtant rien fait d’autre que demander prudemment à la ministre de la Culture de conduire une expérimentation sur la question.
Selon Fabrice Bousteau, la gratuité serait cause de tous les maux : la ruine des musées par suite d’un important manque à gagner, la baisse de qualité des expositions, le déclin de la culture vers le divertissement, la promotion d’une culture facile, étrangère au nécessaire «effort pour générer du plaisir», et… contraire aux valeurs de la droite.
S’érigeant en conseiller ultralibéral du gouvernement, Fabrice Bousteau trahit à la fois son désintérêt pour les «classes sociales défavorisées», dont l’«ouvrier stressé par des fins de mois difficiles», et sa mécompréhension des raisons politiques de l’actuelle démocratie culturelle prônée par le gouvernement qui ne veut rien négliger pour s’allier les milieux populaires afin de mieux conduire ses beaucoup moins démocratiques et populaires réformes…
Il n’est certes pas certain que la «démocratie culturelle» ait pour tous le même sens, le même contenu et les mêmes objectifs. «Public» est une notion également vague et polysémique, employée tour à tour au singulier ou au pluriel, et dans laquelle résonnent des notions aussi différentes que «visiteur» et «spectateur», plus discrètement «usager», de plus en plus nettement «client» et «consommateur», au détriment de «peuple» et de «citoyen».
Toute cette agitation dans le champ lexical fait écho aux bouleversements qui, dans le monde de l’art et de la culture, pourraient bien annoncer une nouvelle époque, celle du «public».
André Rouillé.
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Anne-Sophie Maignant, La Gifle, juin 2005. Vidéo. 1 mn40. © Anne-Sophie Maignant, collection FRAC Haute-Normandie.
Lire
— Editorial : Mort du commissaire
— Lettre de mission du Président de la République, adressée à Mme Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la communication
— Région Ile-de-France : démocratie culturelle bananière
— Fabrice Hergott, qui envisage sa programmation au musée d’Art moderne de la ville de Paris en termes de «tonalité», ajoute : «Il est essentiel que celle-ci ait une certaine portée, qu’elle touche le public, qu’il soit troublé ou intéressé et qu’il s’y reconnaisse. C’est notre rôle. Et je dis ‘notre’ car c’est un travail qui se fait en équipe, avec tous les collaborateurs» (Libération, 18 août 2007).