Jean Dupuy
Léon musicien
Ecartons les approches purement musicales et plaçons-nous sur une terra incognita dont les habitants seraient musiciens sans faire de musique, comme ils seraient peintres sans faire de peinture et écrivains sans écrire. Cette terra incognita enchantée, direz-vous, si elle est sans nom, ne nous est pas totalement inconnue. En effet, ses habitants sont identifiés. Ils se sont appelés tour à tour, ou simultanément, Lettristes et Ultra-lettristes, artistes multimédias et intermédias, happeners, Fluxus, voire performers. On ne peut pour autant pas les regrouper sous une seule et même appellation ou derrière quelque bannière esthétique que ce soit. La raison en est simple: contrairement à l’idée reçue, ces entités et mouvements sont faits d’individualités fortes ayant des parcours bien différents, et leurs œuvres n’ont rien d’interchangeable.
Mais un nom revient avec insistance à leur propos lorsqu’il est question de musique: John Cage, lui-même fréquemment associé à son aîné Erik Satie. C’est pourtant moins le musicien Cage qu’au fond ils revendiquent confusément que le continuateur de Marcel Duchamp (grand admirateur de Satie) ajoutant «une nouvelle approche de la partition en tant qu’expérience de la temporalité, les deux artistes contribuant ainsi à redéfinir l’art à travers l’idée de performativité et la notion d’indétermination» (Julia Robinson).
Ainsi, il faut se rendre à l’évidence: Jean Dupuy, l’un des habitants de ce territoire sans nom, assurément redevable à l’esprit de ces père, grand-père et ami intime de la famille, l’est avec une tonalité singulière et une logique toute personnelle à travers des modes renouvelés au cours des décennies. Les œuvres présentées à la galerie Loevenbruck en témoignent. On connaît, pour les avoir redécouvertes lors de l’exposition «en 4ème vitesse», à la Villa Tamaris en 2008, les peintures du début des années 1960. Les deux grandes toiles gestuelles noir et blanc proposées dans l’accrochage, quoique ne portant pas de titres (juste numérotées à la façon des partitions musicales [opus]), apparaissent comme des partitions visuelles qui pourraient tout aussi bien être sonores, en particulier lorsqu’on les confronte à des œuvres plus récentes dans lesquelles l’irruption de la surprise poétique n’existe que grâce à des protocoles de composition rigoureux (les anagrammes, mais aussi les performances impliquant, à partir de textes anagrammatiques, de nombreux participants).
Le rapprochement de la peinture abstraite avec la musique n’est guère original. C’est même un lieu commun (Piet Mondrian parlait de «musique du dedans» à propos de sa peinture). Mais il ne s’agit pas exactement de cela: ce qui est en jeu, certes, dans ces peintures, et en quoi on peut les rapprocher de la musique – l’espace, la rapidité, le hasard, la perception –, frappe moins que ce qui se manifeste nettement comme une méta-image, une image derrière la non-représentation gestuelle, une graphie qui n’est pas sans évoquer certaines partitions musicales, notamment celles de Dieter Schnebel. Pour ce dernier, on le sait, elles ne sont pas explicites. Elles sollicitent le regardeur afin qu’il traduise les signes graphiques comme autant de sons pour lui-même. Il est question en somme de musique virtuelle et personnalisable. De musique intime. Il y a quelque chose de cet ordre chez Jean Dupuy. Comme si la liberté du geste anticipait l’idée d’events sonores. Pas besoin d’écouteurs: à chacun son œil et son oreille!
Parlera-t-on pour autant d’un Jean Dupuy musicien? Oui, musicien de ce territoire rare où on ne les appelle pas ainsi. Mais lorsque ce qui se donne à voir est aussi à entendre (et vice versa), combinant sons et objets (Paris-Bordeaux #4 [Satierik], 1980), difficile de s’en tenir à un mot pour définir la chose. Disons que le train miniature qui roule autour d’un tourne-disque capot ouvert comme une mâchoire, posé sur deux enceintes diffusant le disque «Véritable préludes flasques pour un chien, pour piano», ici rayé, d’Erik Satie et reproduisant de la sorte le rythme répétitif d’un train sur ses rails (tata rata tata…), est une «composition» spatiale et sonore. Une composition en noir et blanc encore. Croisement d’installation conceptuelle et d’effet spécial de farces et attrapes, la pièce brouille ingénieusement les pistes, confirmant au passage la présence d’une musique à l’humour performatif (l’énoncé est l’action).
Satie, en l’espèce, est cité littéralement (ainsi que sa «musique d’ameublement», laquelle, rappelons-le, n’était pas faite pour être écoutée mais visait à occuper l’espace de façon «décorative»), comme l’est John Cage dans la cage où il est enfermé tel un canari ou une perruche (Cage, 2012). Cage-prison? Lecture paresseuse! Car Cage en cage (choix pour le coup évidemment pas hasardeux !), c’est encore la liberté. Et comme une réponse à Why Not Sneeze Rose Sélavy?, de Duchamp, composé d’une cage enfermant, tassés, des morceaux de sucre en marbre, un os de seiche et un thermomètre, apparent cocktail absurde d’objets à décrypter comme une vanité (le trompe-l’œil que constitue le sucre — de la marque La Perruche? — en marbre; le marbre synonyme de tombe, et l’os de squelette; le thermomètre affichant le froid de la mort). Dans la Cage de Jean Dupuy (qui ressemble à une maquette de building sans murs ni vitres) tout au contraire l’air circule, et Cage gentiment «timbré» (l’image le reproduisant est un timbre-poste), qui danse léger, riant ravi, s’évade de la nasse imaginaire (elle n’est qu’une métaphore onomastique), libre fantôme philosophe. Inutile d’inviter Franz Kafka à y mettre son grain de sel («une cage allait à la recherche d’un oiseau»), ou de chercher midi à quatorze heures: Cage c’est la vie! Tout simplement. Et la musique, et la peinture, et l’écriture, la vie aussi…