délocalisation de la collection François Pinault au Palazzo Grassi de Venise. L’attaque frontale lancée, en guise de justification, contre les pesanteurs de l’administration française était toutefois trop convenue pour être vraiment convaincante (Le Monde, 9 mai 2005).
Les propos fortement populistes d’aujourd’hui sonnent faux en regard des soutiens dont leur auteur a bénéficié hier dans de sombres affaires financières qui se sont avérées très coûteuses pour le pays et les contribuables — suffisamment pour que ceux-ci éprouvent le sentiment évidemment excessif d’avoir peu ou prou participé au financement de cette collection.
C’est pourquoi cette délocalisation n’a pas seulement été ressentie comme un drame pour l’art, ni comme la libre et légitime décision du propriétaire d’une collection privée, ni comme une formidable occasion manquée, mais presque comme la dépossession de la France d’un de ses quasi-patrimoines nationaux, ou comme la rupture unilatérale d’un contrat moral tacite.
L’amertume est encore accentuée par le fait que l’opération a été pilotée par l’ex-ministre français de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, qui, lorsqu’il était en poste, ne semble pas avoir fait preuve d’un zèle farouche en faveur de ce dossier, sans doute trop occupé qu’il était (à l’époque) à défendre l’«exception culturelle française».
La figure flatteuse du collectionneur privé animé du «désir de faire partager [sa] passion pour l’art» au plus grand nombre a été brouillée par celle de l’homme d’affaires ultralibéral pour qui la froide logique de ses intérêts immédiats et l’urgente nécessité de ses impatiences personnelles prévalent sur toutes autres considérations nationales, culturelles, humaines ou morales.
Enfin, l’abandon précipité de l’Ile Seguin, trahissant son médiocre pouvoir d’attraction, s’est vite transformé en symbole du déclin de l’autorité politique de la France au sein de l’Europe et de son recul culturel et artistique à l’échelle internationale.
L’éditorial de Fabrice Bousteau dans le dernier numéro de Beaux-Arts Magazine est à cet égard révélateur d’une prise de conscience panique. Après avoir, jusqu’à l’inconvenance, dénoncé le rapport Quemin qui, en 2001, dressait le juste constat du grave déficit de présence des artistes français dans les musées internationaux, Bousteau fait (heureusement) aujourd’hui de cette question une cause.
De son amère et indignée découverte que le MoMa de New York et la Tate Modern de Londres n’exposent l’un et l’autre que deux artistes français vivants — «Donc il n’y aurait que deux artistes français vivants dignes d’être au MoMa. C’est obsène» —, il déduit non sans candeur que les États-Unis et l’Angleterre mènent «rien moins qu’une guerre feutrée mais impitoyable pour imposer leurs cultures et doper leurs marchés».
C’est alors qu’il fait l’extravagante proposition de «protester, d’écrire à chacun de ces musées pour dire notre indignation, de contester une politique d’exposition fondée sur des objectifs économiques et non des constats esthétiques».
S’apercevra-t-on un jour que si la France n’est plus aussi grande qu’on se le raconte, c’est nous, Français, qui en sommes responsables. Dénoncer nos concurrents importe moins que prendre les mesures appropriées aux circonstances et au monde tel qu’il va.
Face à cette situation qui se dégrade sans cesse, face à cet enlisement continu et inexorable de l’art contemporain français dans l’invisibilité, un sursaut s’impose (à la prochaine biennale de Venise seuls deux Français seront présents à l’exposition internationale).
La patrie-art est en danger, la mobilisation générale est à l’ordre du jour. Les institutions, les collectionneurs, les galeries, les entreprises et bien sûr les pouvoirs publics doivent se mobiliser dans le respect des différences. Et dans l’unité.
Il s’agit rien moins que de restaurer les bases d’un dialogue artistique international dans lequel la France et les artistes français pourraient retrouver une digne place.
Les voix ne manqueront pas pour préconiser la sérénité ou faire valoir (à juste titre) certains succès. Mais, en matière d’art et de culture, les belles et brillantes réalisations portent en elles le lourd fardeau des refus, des reniements, des annulations. Et des résignations.
Le bilan des actions compte moins que l’impossible bilan inversé de la masse des projets morts-nés faute d’accueil, d’écoute, de soutien, de confiance en l’avenir.
André Rouillé.
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Guillaume Leblon,Vue depuis le hall vers la porte, 2005. Papier, bois, prospecteur lumière du jour. Courtesy Credac, Ivry.
Consuter :
— François Pinault, «Ile Seguin : je renonce», Le Monde, 9 mai 2005.
— Fabrice Bousteau, «La guerre des cultures», Beaux-Arts Magazine, mai 2005.