ART | EXPO

L’élément déclencheur

04 Fév - 19 Mar 2016
Vernissage le 04 Fév 2016

L’artiste sonore Dominique Petitgand installe à la GB Agency un parcours en sons et lettres lumineuses, déambulation impressionniste singulière où chacun devient élément déclencheur d’un écho. Résonnent et se mêlent les sons, les voix et leurs mémoires propres.

Dominique Petitgand
L’élément déclencheur

On évoque souvent le caractère immersif du son, qui se propage, s’insinue. «Il se trouverait même que les oreilles n’auraient pas de paupières»’ (l’adaptation par le compositeur Benjamin Dupé de l’essai de Pascal Quignard, La Haine de la musique, 1996), et que l’on ne pourrait y échapper, au son. On a tous fait l’expérience, fermant les yeux, de la légère oscillation qui suit. Les oreilles grandes ouvertes, j’éprouve un vertige similaire à la visite des expositions de Dominique Petitgand. L’oreille interne, titre d’une précédente exposition, n’est-elle pas le siège de l’équilibre ?

Certes, quelques années ayant passé depuis les premières écoutes du travail de l’artiste — en disque, en concert, en espace —, je connais le corpus (circonscrit) d’enregistrements à partir duquel il réalise ses montages, construit ses pièces sonores, et, ce faisant, reconnais les quelques voix qui les traversent et qui, étrangement, me sont devenues très proches, presque amicales. Certes. La sensation de vertige point néanmoins à chaque fois. Elle varie. (…)

L’apparente familiarité des sons, voix, haut-parleurs, leur échelle volontairement humaine, crée le relâchement nécessaire à la mise en branle du récit: comme on dessine des raccourcis sur les trajets trop connus, Dominique Petitgand donne à entendre les stratégies par lesquelles on remplit les blancs de la mémoire, de la conscience, de la conversation, on ré-agence les événements, les déclarations, on les déplace dans le temps et l’espace, produisant des enchaînements inédits, inversant parfois la cause et l’effet, le cours des choses.

«Je bascule»

Dans la grande salle, à droite de l’escalier, les phrases surgissent en lettres noires sur fond blanc — celui du mur-page et de la projection vidéo (Les lettres blanches, 2015). Ce pourrait être la traversée d’un champ mental: quelques actions à la première personne du singulier, des fragments de corps, de paysages, comme des instants d’attention consentie à des détails, une énumération de choses vues, entendues, que l’on se répéterait, à soi et à soi seul. Une trompeuse impression de précision, les expressions ciselées laissant penser à des situations vécues, racontées; et très vite, l’absence de repères tangibles, de contexte identifiable, et l’enchaînement logique des propositions qui déraille. On est perdu. On essaie d’anticiper la proposition suivante, on se la formule à la faveur d’un blanc, mais c’en est une autre qui apparaît dans toute son incongruité. On est suspendu aux blancs qui sont ici visibles. Pas ces blancs que l’on redoute dans les conversations, mais de véritables écrans blancs — images des silences qui habitent les pièces sonores de Dominique Petitgand. On scruterait presque le mur afin d’en discerner les différentes nuances, comme autant de qualités de silence. Et elles apparaissent, matérialisées par l’élasticité des durées de leur affichage. Rien du collage absurde cependant, et c’est ce qui parachève le trouble, crée l’aspiration: l’effet de surprise passé, l’évidence simple de ce qui s’écrit rattrape le visiteur par le bras. On bascule, mais on ne tombe pas.

On repart, entraîné dans une déambulation que suggèrent quelques notations éparses. Le cerveau lui-même progressant spatialement: on arpente parfois des «palais de mémoire» comme un orateur répétant son discours; on échafaude des raisonnements, on emprunte (encore) des raccourcis de l’esprit et, surtout, on suit le cheminement de sa pensée. Où respiration et réflexion battent d’un même pouls, au rythme des pas sur le sol. Et où l’écoute bat de concert. Or, ici, étonnamment, il y a disjonction entre la pulsation du texte qui s’affiche et celle qu’on imagine être de la cadence du «je». Ce que l’on entend du texte écrit, en l’absence d’une voix, c’est davantage la diction scandée par le battement de l’affichage, que le texte lui-même. D’ailleurs, le texte ne dit pas, mais plonge le visiteur dans le flux de conscience (…). Différents espaces-temps se superposent, se télescopent, créent des mouvements de déséquilibre. On bascule, mais on ne tombe pas.

«Je bascule encore»

On sursaute néanmoins. Aux sons et vibrations provenant des haut-parleurs massifs disposés au sol, de part et d’autre de la cimaise qui divise l’espace de la galerie en deux. Ce sont des bruits graves, matérialisant de leurs trajets électriques la distance qui les sépare du visiteur. Ils pourraient appartenir au registre des nappes sonores lourdes mais, en réalité, hérissent l’espace plus qu’ils ne le submergent: par à-coups. Sectionnée, interrompue puis rallumée, la matière sonore semble sourdre au gré des battements de l’affichage de la vidéo-texte. Selon les cas, les blancs ou les morceaux de phrases donnent le départ d’un segment d’ondes puissantes, leur durée d’émission étant strictement calée sur leur affichage, de même que les silences qui les encadrent. On ne saurait dire si les sons déclenchent les apparitions et disparitions de texte, ou l’inverse. Peu à peu, des liens de cause à effet affleurent, défiant toute logique, puisque d’élément déclencheur il n’y a, hors du visiteur.

Car au-delà de l’écoute et du montage qu’il opère dans l’exposition (en sus de celui de l’artiste), le visiteur devient l’élément déclencheur, comme les lumières de lampadaire ou les réceptions de la radio que l’on brouille en s’en approchant. (…)

Le trajet du son rejoint celui du corps et de l’esprit: où les lacaniens entendront — au diable la véracité étymologique — dans les termes locuteur ou élocutions, le lieu, locus. «Déclencher», justement, vient de la clenche d’une porte. Déclencher consiste à faire jouer la clenche afin d’ouvrir la porte, basculer dans un autre espace, un ailleurs. On ne s’étonnera pas non plus que le terme signifie, en argot, déblatérer: ouvrir une autre porte, celle de la parole.

Marie Cantos

En lien avec l’exposition :
Lundi 22 Fév 2016 à 19h, Entretiens sur l’art, rencontre avec Patrick Javault, Fondation d’Entreprise Ricard, Paris
Jeudi 10 Mars 2016 à 20h, Les voix du soir, diffusion sonore, Le Bal, Paris

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