Majoritairement consacrée au soutien à la jeune création, la galerie Interface parmi ses nombreuses initiatives, réserve également une partie de sa programmation à des artistes plus confirmés sur la scène de l’art contemporain. C’est actuellement le cas avec les deux artistes Lefevre Jean Claude et Claude Rutault, dont les pratiques, bien au-delà du thème de l’écriture qui les réunit ici, se rejoignent par leur radicalité, venant déranger aussi bien sur le plan formel que conceptuel la notion même d’Å“uvre d’art.
Lefevre Jean Claude a choisi depuis la fin des années 70 de faire de sa vie d’artiste à travers le milieu dans lequel il évolue le sujet unique de son art. A l’opposé des clichés romantiques et de la vie de bohème susceptibles de nourrir notre imagination quant au quotidien d’un artiste, c’est ici de la façon la plus objective et minutieuse possible qu’il prend note de toutes ses actions, ce qu’il voit, jusqu’au recopiage exact de ses échanges avec les différents acteurs du monde de l’art. Ces écrits sont ensuite organisés comme des archives, à l’aide de codes et de dénominations spécifiques, classés en répertoires et sous-répertoires.
Dans l’appartement-galerie, une partie de ses archives est reproduite sous le nom d’Inventaires sur huit tableaux chevalets comportant plusieurs dizaines de grandes pages que l’on peut feuilleter librement. Dans la cave, un vidéo-projecteur fait défiler d’autres textes alors que, mis sous verre sur une table, sont visibles certains de ses cahiers constitués de centaines de feuillets mobiles. A travers ces trois supports sont expérimentés les moyens d’exposer le livre sous différentes formes.
Cet univers de mots marque l’enregistrement mécanique d’une vie professionnelle disséquée avec zèle, sans jamais que soit abordée sa vie privée. Déjà , la formulation du nom «Lefevre Jean Claude» relève du formulaire, du document administratif. Les considérations, réflexions personnelles qui apparaissent parfois ne concernent que l’artiste et non l’individu. Le Moi professionnel et public est exacerbé au dépend du Moi personnel. Toute narration et tout style sont soigneusement évités.
Tout autour des tableaux-chevalets, Claude Rutault présente dix peintures de même format sur feuille de papier, toutes repeintes de la même couleur que les murs sur lesquels elles sont punaisées. En 1973, l’artiste se lance dans ce qui deviendra ses «Définitions / Méthodes (d/m)», des programmes écrits dans le but de réaliser des peintures. L’écriture va poser les règles d’un mode opératoire qu’il n’aura plus qu’à répéter pour produire ses pièces.
Pour l’exposition, c’est la «d/m 208 bis, Repeindre» qui a été choisie. Des Å“uvres sur papier de 1972 contenaient au préalable des textes concernant les Jeux Olympiques de Mexico de 1968, écrits par Claude Rutault dans un style journalistique, dont certaines parties étaient soulignées.
Avant de les repeindre entièrement, l’artiste a pris soin de relever chacun des textes et leurs parties soulignées, qui sont ici reproduits en petits formats à côté de chaque peinture, sous la forme de cartels. Ces feuilles monochromes apparemment indifférenciables sont toutes archivées par les textes qui les accompagnent, seules traces d’une existence passée aujourd’hui recouverte par de grands aplats de couleur.
Les Å“uvres textuelles premières ont été ramenées à une forme peinte presque brute, des plus minimales qui soit. Ce que l’on nomme l’angoisse de la page blanche chez un écrivain, impuissance créative préalable à la production, devient chez Claude Rutault la pièce réalisée, mais non définitive puisqu’elle pourra à nouveau être repeinte de la même couleur que le mur qui l’accueille lors de sa prochaine exposition.
Ces deux artistes ont été judicieusement réunis dans cet appartement. Ils ont en commun une démarche conceptuelle qui vient établir une différence entre l’essence de l’Å“uvre et sa réalisation matérielle.
Pour Claude Rutault, les seules choses véritablement immuables sont ses définitions/méthodes, ce sont les idées premières mises par écrit à partir desquelles les règles sont fixées. Les peintures n’en sont que la démonstration ponctuelle.
Quant à Lefevre Jean Claude, on peut lire au fil d’une de ses pages «la contrainte comme exercice et travail de l’art». Cette phrase simple est sûrement une bonne analyse du moteur de son travail, le fondement de l’Å“uvre résidant plus dans l’activité autobiographique contraignante que dans les livres présentés.
«Le peintre agit dans l’espace, l’écrivain dans le temps», peut-on lire comme introduction au communiqué de presse. Cette phrase de Peter Handke se voit ici à la fois incarnée par les travaux des deux artistes, mais aussi retournée, comme un pied de nez à son ton affirmatif. L’écriture s’expose sous différentes formes et investit l’espace en même temps que la peinture n’a d’existence que dans un temps déterminé, devant se vêtir d’une nouvelle peau à chaque nouvelle présentation. Les Å“uvres se croisent et rentrent en interaction pendant le temps de l’exposition, ouvrant la voie à de nouvelles interprétations alors que chacune d’elles porte déjà le poids d’une histoire.
—Â Lefevre Jean Claude, LJC archive, les inventaires, 2009-2010.
—Â Claude Rutault, d/m 208 bis repeindre, 1995, Jeux Olympiques de Mexico, 1968. Peinture sur papier bristol. 100 x 70 cm.