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Lee Ufan

Alfred Pacquement. Quelle a été jusqu’à aujourd’hui votre expérience de Versailles? Est-ce un lieu que vous avez souvent visité? Versailles représente le sommet du classicisme français, bien différent des architectures et des jardins si présents dans la culture extrême-orientale. Vous avez vous-même évoqué la différence de conception de nature entre les jardins extrême-orientaux et ceux qui, en Europe, «considèrent la nature comme une partie d’un matériau d’architecture». Quelle est votre perception de ces espaces chargés d’histoire et comment les avez-vous abordés?
Lee Ufan. C’est en 1973 que j’ai découvert pour la première fois le château de Versailles et, depuis, je l’ai visité à nouveau cinq ou six fois. Au début, les grandes salles intérieures, luxueuses, riches d’histoire, m’ont impressionné et les jardins extérieurs, totalement artificiels, m’ont fait l’effet d’une œuvre architecturale vivante. C’était si mystérieux que j’en ai été perplexe. Le jardin de Versailles était différent de ceux que j’ai connus en Corée ou au Japon, qui ont une structure simple, sans exagération, et qui essaient de s’harmoniser avec la nature. Mais, dans les jardins de Versailles, l’homme est au cœur d’un lieu qui dégage une forte présence de l’intelligence et de l’humain. En Asie de l’Est, le jardin doit, en général, faire partie du paysage alentour, mais en Europe la volonté de l’homme passe avant tout et arrive, selon ses besoins, à déformer la nature. Cela veut dire qu’en Europe l’arbre et la pierre sont seulement des matières qui servent à la réalisation d’une idée concrète, et donc qu’ils ne doivent pas être naturels. Dans les jardins européens, l’arbre, l’herbe, la terre ou la pierre ne nous font pas sentir la nature: ils racontent une histoire d’hommes ou l’histoire de l’humanité. Le jardin du château de Versailles en est le meilleur exemple.
Je ne suis pas là pour accepter ou rejeter cet aspect du château de Versailles. J’essaie simplement de considérer les deux facettes. Je suis né en Corée, dans une péninsule qui se trouve entre le continent et l’océan. J’ai suivi un enseignement moderne sur la base d’une éducation traditionnelle. J’ai vécu en Europe et en Amérique pendant longtemps et j’ai beaucoup appris de ces différentes cultures. Tout cela m’a permis d’avoir une vision ambivalente. Mon souci est donc, en premier lieu, de percevoir les conditions données à la création et ensuite d’identifier le meilleur moyen de les utiliser. C’est un travail qui vise à faire ressortir l’espace caché derrière un espace apparent. Le château de Versailles et son jardin sont importants historiquement. Mais je vais y installer une sorte de porte neutre pour ouvrir une nouvelle dimension de la nature ou de l’espace. Cela va ajouter une nouvelle valeur au château de Versailles.

Votre approche du site a consisté à construire une sorte de parcours en boucle qui part de la terrasse du château et qui y revient, en ayant suivi la longue perspective jusqu’au bout du Tapis vert, puis en remontant par les allées et les bosquets. La première œuvre que l’on va découvrir est une immense arche en demi-cercle, retenue par deux pierres, qui va «recadrer» le paysage. Cette forme me semble inédite à ce jour dans votre sculpture. Pourquoi ce choix?
Lee Ufan. Une grande arche qui traverse le ciel se dresse en un ruban d’acier inoxydable de 30 mètres de long, fixé par deux grandes pierres placées à ses extrémités. Sur le sol s’étale un autre ruban inoxydable de la même longueur, sur lequel les visiteurs sont invités à marcher pour passer sous la porte en arche. Cette installation se nomme Relatum. L’Arche de Versailles. Depuis longtemps, j’avais envie de créer une œuvre en forme d’arche, comme un arc-en-ciel accroché sur un grand passage. L’allée principale de Versailles, dotée d’une profonde perspective, me semble avoir attendu cette arche. Celle-ci ouvre l’espace vers la terre et le ciel et offre une nouvelle sensation du jardin et de son paysage. Bien que ce soit moi qui l’aie installée, on y voit apparaître un ciel et un espace complètement ouverts. Elle ne constitue pas un cas isolé: mes œuvres ne sont pas vouées à être des objets exposés, mais elles deviennent des portes, des repères et des accès vers un autre monde.

Il me semble que Versailles a été une incitation, ou une force stimulante, à concevoir des sculptures aux configurations inédites jusqu’ici dans votre œuvre. Je pense par exemple à cette fosse rectangulaire qui contient une pierre, installée dans le bosquet des Bains d’Apollon. Pouvez-vous parler de cette œuvre qui fait d’emblée penser à une sépulture?
Lee Ufan. Le jardin de Versailles est historique et artificiel, mais, à mon avis, c’est par l’histoire cachée et par la nature qu’il est soutenu. La tension entre ces deux aspects, les apparences et le caché, m’a intrigué et inspiré. Beaucoup des œuvres exposées vous parleront de l’histoire et de l’espace naturel liés à ce jardin. J’ai installé une œuvre dans le bosquet des Bains d’Apollon: j’ai creusé une fosse rectangulaire dans laquelle j’ai déposé une lourde plaque de fer de la même taille que la fosse. Je lui ai ensuite superposé une grosse pierre. Avec cette œuvre, intitulée Relatum. La Tombe, hommage à André Le Nôtre, j’ai voulu honorer André Le Nôtre, qui a conçu cet immense et magnifique jardin de Versailles.

Vous me donnez le sentiment que vos sculptures sont à la fois parfaitement autonomes par rapport aux lieux où elles se situent, et qu’elles y ont leur vie propre, mais qu’en même temps elles répondent aux sites choisis. Ni les lignes ondulatoires d’acier disposées sur le Tapis vert, ni le cercle d’acier englobant le tapis de gravier et les pierres qui y sont déposées dans le bosquet de l’Étoile n’auraient sans doute existé sans l’invitation à occuper ces sites? Comment abordez-vous des espaces paysagers pour y concevoir de nouvelles œuvres?
Lee Ufan. Mes installations ont une caractéristique particulière: elles créent une relation avec le lieu ou l’espace où elles sont exposées. Elles sont bien évidemment indépendantes en tant qu’œuvres de sculpture, mais leur relation avec l’espace et leur participation au paysage sont plus importantes que l’objet lui-même. Un jour, lors d’une visite à Versailles, j’ai vu que la pelouse, sous l’effet du vent, ondulait comme des vagues. À partir de ce souvenir, j’ai créé une installation avec des plaques en Inox en forme de vagues afin de provoquer une vibration visuelle sur le vaste Tapis vert. Puis, en me promenant dans la grande esplanade du bosquet de l’Étoile, j’ai eu l’impression de voir des ombres. Il s’agissait, pour moi, d’êtres brillants, mais disparus depuis des temps lointains. Ils ne pouvaient s’agir que d’étoiles. Cette sensation m’a inspiré une installation prenant la forme de la constellation du Grand Chariot descendue sur la Terre pour nous raconter des histoires.

Votre travail de peintre et de sculpteur est indissociable de votre réflexion de théoricien et de critique. Vous avez écrit sur de nombreux artistes, ce qui n’est pas courant de la part de l’un d’entre eux. Vous avez également publié des textes théoriques qui ont fait date. Quel lien établissez-vous entre ces deux pratiques: écrire sur l’art, le vôtre et celui des autres, et produire des œuvres?
Lee Ufan. Pour moi, l’art est un mode d’expression à la fois poétique, critique et transcendante. Quand je dessine, quand je sculpte ou quand j’écris, je suis en train de réaliser un acte poétique, critique et transcendant, fondamentalement différent de mes actes quotidiens. Le fait d’écrire sur les œuvres d’autres artistes, tant que cela me stimule et me donne les ailes de l’imagination, serait-il une expérience sans valeur? L’ensemble de mon travail ne réside pas dans la simple expression d’une idée: mes œuvres procèdent de mes conversations incessantes avec l’extérieur et avec autrui. Si j’ai pris l’habitude d’écrire, c’est sûrement parce que, quand j’étais petit, je voulais devenir écrivain et que, lorsque le mouvement Mono-ha a été lancé, j’ai dû expliquer et promouvoir ce mouvement artistique par la voie de l’écriture.

Seriez-vous d’accord si l’on qualifiait votre sculpture de «sculpture philosophique»?
Lee Ufan. Je ne suis pas un philosophe, je ne suis qu’un simple artiste qui aime de temps en temps écrire. Un artiste est quelqu’un qui a des sensations très fortes. Il est sensible à une idée découverte par hasard ou à une rencontre instantanée, mais il doit également savoir que celles-ci ne sont que le début du travail. Pour pouvoir faire perdurer cette rencontre et l’universaliser, il lui faut une réflexion philosophique extrêmement développée. Sans une réflexion profonde et élargie, il ne peut pas devenir un vrai artiste. Picasso disait que l’art n’est pas une recherche, mais une inspiration. Je pense que l’art est une recherche qui a besoin d’inspirations.

Pouvez-vous définir le mot relatum qui sert de terme générique à toutes vos sculptures et auquel vous semblez attacher beaucoup d’importance?
Lee Ufan. Depuis les années soixante-dix, je donne à mes œuvres ce titre de Relatum, pour exprimer le fait qu’un être ne peut pas exister seul, mais qu’il a un sens dans un phénomène relationnel. Un être n’a de sens que dans un monde de relation. À l’origine, en latin relatum est un terme géométrique qui désigne la fonction relationnelle. Je l’ai adopté pour renvoyer à l’idée d’un espace phénoménologique.

Les pierres naturelles sont très souvent présentes dans vos sculptures. Comment les choisissez-vous? Est-ce que le travail du sculpteur commence lors de cette sélection?
Lee Ufan. Mon travail de sculpture sert à créer la relation entre le «faire» et le «non-faire». C’est un résultat artistique auquel j’ai abouti après une réflexion critique sur le modernisme qui se résume par la productivité. Après de longues années de travail artistique, j’ai fini par choisir la pierre comme représentant du «non-faire». La pierre possède en elle un temps aussi long que celui de la Terre. Ce fragment du temps incalculable est un élément qui peut être analysé par le biais des sciences mais qui reste une entité incompréhensible. C’est un objet réel, mais il suggère un monde qui dépasse l’objet lui-même. Il est rare que je choisisse la pierre avant de concevoir une œuvre. En général, ce n’est qu’après avoir visité le lieu et l’espace d’exposition et après avoir créé l’œuvre que je me mets en quête d’une pierre adéquate. Ce n’est donc pas moi qui cherche la pierre; c’est le lieu qui appelle une pierre qui lui convient. Il m’arrive très rarement de commencer à travailler à partir d’une pierre.

Le contraste entre ces pierres issues de la nature et ces plaques d’acier travaillées en usine caractérise la plupart de vos sculptures. Comment définissez-vous le dialogue entre ces éléments? Les variations (forme et position des plaques, nombre et positionnement des pierres…) ont-elles pour conséquence des significations différentes de ces dialogues?

Lee Ufan. Après de nombreuses années de travail de la sculpture, j’ai gardé seulement la pierre et la plaque de fer comme matières; je n’en connais pas la raison moi-même. Tout comme j’ai tenté de mettre en relation «ce qui est dessiné» et «ce qui n’est pas dessiné» pour les tableaux et «ce qui est fait» et «ce qui n’est pas fait» pour la sculpture, l’idée de faire correspondre la pierre avec la plaque de fer me semblait intéressante. J’ai choisi la pierre pour représenter la nature et la plaque de fer comme symbole de la société industrialisée. Dans le fait de mettre face à face la pierre et la plaque de fer, j’essaie de mettre en relation la nature et la société industrialisée. De temps en temps, je sélectionne une pierre dans une carrière, mais la plupart du temps je choisis une pierre qui se trouve dans la nature. Généralement, le fait de la déplacer de son lieu d’origine au lieu d’exposition lui fait perdre sa force et elle devient un «être» rétréci. Car elle avait une relation avec son environnement. Le déplacement lui ôte ce côté vivant. Il en est de même avec les plaques de fer lorsque je les reçois de l’usine. En essayant de les installer verticalement, de les coucher, de les repositionner, j’ai l’impression de les consoler. Par ce travail, je tâche de trouver la bonne distance entre elles et avec le lieu. Petit à petit, au petit coin de la pierre et de la plaque, la vie revient et un espace vivant, qui respire, s’ouvre. Alors, tout d’un coup, on a l’impression qu’elles étaient là depuis toujours.

Entretien d’Alfred Pacquement avec Lee Ufan, extrait du catalogue Lee Ufan Versailles, éditions Rmngp.
Avec l’aimable autorisation des éditions Rmngp.

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