Incontestablement, il y a des «choses», et même beaucoup, dans les salles du Plateau. Le visiteur y cherchera donc le sentiment qui rimera avec le titre de l’exposition: ce «sentiment des choses», entendu comme une «traduction possible et élusive» du mono no aware, concept japonais évoquant la charge mélancolique de la nature, dont l’expression domina toute une tradition artistique orientale.
Un joli programme, donc, que cette rencontre annoncée avec la sensibilité des objets. Et puisqu’il n’y a ici nulle nature proprement dite, c’est avec curiosité que l’on vient trouver le sentiment des «choses de l’art» et découvrir les moyens d’y accéder.
Pourtant, dès son arrivée, le visiteur ne manque pas de tiquer sur l’étrange injonction jointe à son plan de l’exposition, lui priant de «ne pas toucher aux œuvres» sauf s’il y est «invité par un médiateur». Si cela peut aller de soi pour qui sait où il se trouve, le rappeler ainsi paraît aller contre un réflexe naturel, et fait finalement injure au titre de l’exposition. À peine entrés, nous voilà cantonnés dans notre statut de regardeurs-manchots, promis à un contact médiat avec tout ce que nous verrons.
Il en va bien sûr de la bonne conservation des œuvres que tout un chacun ne puisse toucher, manipuler, ou pourquoi pas emporter les œuvres présentées dans un lieu d’exposition.
Mais comment renouer le lien sensible que cette interdiction (généralement tacite) rompt institutionnellement avec les œuvres d’art, est un problème que peu de commissaires semblent sérieusement se poser. Or, ce problème apparaît d’autant plus manifestement ici que la plupart des artistes choisis, Bruno Munari en tête, ont adopté une approche désacralisée de l’œuvre d’art comme objet «intouchable», et prôné l’interpénétration de l’art et du quotidien (notamment à travers l’usage d’objets banals et de processus imitables).
Après un tel avertissement, qui voudra désormais tourner les roues de bicyclette de Robert Filliou et composer la Danse poème aléatoire espérée par l’artiste? Qui osera tourner les pages du numéro pilote de Messy Sky, cloué au mur, sans attendre l’autorisation des médiateurs? Et qui viendra manipuler les Sculptures de voyage de Munari, conçues pour être pliées et dépliées à l’envi, exposées sous verre? L’essence des choses, dont il est en réalité question, ne peut-elle être sentie qu’à travers des dialogues savamment élaborés entre les œuvres, c’est-à -dire par un retour à soi de l’Art, que beaucoup de ceux présentés ici entendaient justement dépasser? Sans autre voie pour le guider que ce regard de commissaire, face à des objets souvent exposés comme des pièces à conviction, le visiteur éprouvera quelque difficulté naturelle à se saisir de leur raison d’être, et plus encore à y déceler le moindre sentiment.
C’est à la raison d’être de l’exposition qu’il faut donc s’en tenir, après avoir compris par soi-même que l’objet véritable en est l’œuvre de l’artiste italien Bruno Munari (1907-1998). Mais que celui-ci puisse suffire au programme, au vu de sa polyvalence et de sa rareté dans les collections françaises, ne fait pas oublier pour autant l’étiquette «collective» de l’exposition, dont la disproportion déroute quelque peu.
Difficile en effet de comprendre tous les tenants de cette sélection, tant l’équilibre entre exposition thématique et rétrospective paraît incertain. À la première option manquent d’évidentes clés de lecture, quand une meilleure justification des croisements proposés manque à la seconde. Sans éclaircissement suffisant ou bonne connaissance des artistes réunis, ceux qui choisiront de se laisser aller à une expérience immédiate des objets se verront quant à eux refroidis par la scénographie.
Si cette exposition a l’avantage de rendre hommage à un artiste qui fit œuvre de tout bois et de proposer quelques liens judicieux avec d’autres, elle apparaît malheureusement comme le contre-exemple même de ce qu’elle entend éveiller, et rappelle combien les codes de l’exposition peuvent être glaçants pour les objets d’art. Dans ces conditions, le sentiment des choses semble voué à demeurer cette «fleur bleue introuvable» des lieux d’art contemporain.