Habitué des scandales, Romeo Castellucci reprend Le Sacre du printemps de Stravinsky un peu plus d’un siècle après l’émeute que souleva sa première représentation, mise en danse par Nijinsky. On fustigeait alors son audace instrumentale (l’ouverture étrange sur un solo de basson) et l’abstraction du livret, métaphore filée d’une montée de sève explosive. On reprochait également à la chorégraphie ses ruptures avec les conventions académiques, son sensualisme et son interprétation nerveuse, anguleuse, voire épileptique du corps.
Romeo Castellucci assume ici ce double héritage en en radicalisant le caractère abstrait: les danseurs sont ainsi totalement désincarnés, remplacés par des corps de sable en mouvement, dessinés par des silos suspendus. Dans ce ballet de fumée et de poussière, où la lumière et la musique deviennent des acteurs à parts entières, la puissante machinerie donne alors à cet étrange corps de ballet une présence et une vitalité surprenantes. Sans aller jusqu’à convenir d’une danse «moléculaire» qui ferait oublier le déploiement technique qui la rend possible, force est d’admettre que le mariage entre la mécanique des automates et l’évanescence des coulées minérales donne naissance à une chorégraphie de la puissance naturelle, qui renouvelle l’expérience du sublime contemporain.
L’espace scénique, profond, est bordé par trois rideaux noirs, séparé du public par un film transparent tendu de haut en bas. Au sol, une bâche blanche, au plafond, une armée de silos agricoles, montés sur rails, ornés de cadrans numériques rouges, dont l’allumage marque le départ de la pièce. De différentes tailles, organisées de manière symétrique, ce sont eux qui vont mener la danse, en délivrant les quantités déterminées de sable et en en orientant la coulée.
Lorsque le ballet de poussière commence, cette lourde machinerie fait preuve d’une agilité et d’une élégance qu’on ne lui aurait pas supposées. Les premiers mouvements sont assez basiques: les silos, synchrones, balaient l’espace d’avant en arrière, ou de façon latérale, se suivent ou se croisent. Le dispositif est séduisant, impressionnant même, si l’on ajoute à l’ingénierie massive la musique de Stravinsky, frontale et intense. Les coulées de sable blanc dessinent des cascades formées par les déplacements rapides des silos, puis forment des champignons qui s’élèvent du sol et emplissent la scène d’une épaisse fumée.
La question se pose alors de savoir comment, au-delà de l’effet de séduction du dispositif, Romeo Castellucci peut introduire de la variation dans ce ballet automatisé. Chaque rupture musicale, notamment portée par la grosse caisse et les timbales, entraîne pourtant un changement de mouvements: des déplacements latéraux, vers des circulaires, puis en balanciers. Ainsi les silos oscillants impriment aux fines coulées la ligne d’une arabesque, quand les gros bacs au milieu déversent brutalement de grandes quantités de matière. A l‘image de cette pièce musicale contrastée, le ballet ménage en effet des temps différenciés, dont le contraste accentue la tension palpable d’un bout à l’autre de ces 55 minutes de spectacle. Au rythme de la musique, les moments lancinants, où la matière s’essouffle, alternent avec les moments de violence, terrain propice aux tempêtes de sable.
Au centre de la pièce, un amas arénacé se forme peu à peu, évocation du sacrifice païen, lieu du viol à venir. Dès lors, c’est une nouvelle disposition scénographique qui impulse une nouvelle chorégraphie: le plafond descend sur scène — d’abord l’arrière-scène puis le devant — et l’installation technique devient elle-même un personnage dramatique, menaçant et majestueux tout à la fois, aidé par un jeu de lumière complexe et savant. Le dispositif devient de plus en plus frontal, à mesure que la musique gagne en intensité, jusqu’à ces canons projetant leurs boulets de sable sur le public. Retenus par le film transparent, les projectiles laissent sur la toile les traces éphémères de ce plastiquage graphique. Sublime. Le mot n’est pas usurpé, il y a dans cette expérience de chorégraphie minérale le même rapport à une puissance naturelle qui nous dépasse, bien qu’on la sache factice.
Sable blanc ou grisâtre, l’interprétation symbolique pourrait faire penser à une référence biblique de la poussière, surtout chez Romeo Castellucci dont on connaît la tendance à déconstruire les idoles chrétiennes. Sans être dénué de tout rapport à la métaphysique de la vie et de la mort, Le Sacre ne relève pourtant pas d’une même intention iconoclaste. Le dernier tableau donne la description scientifique de cette matière utilisée: de la cendre d’os calciné, l’équivalent de 75 bovins rien que pour cette pièce. Elaborée à partir de cadavres animaux nettoyés et brûlés, cette poudre aseptisée n’en présente pas moins un puissant fertilisant pour sols agricoles, trouvant dans les anciens abattoirs de la Villette un écrin de choix.
Du rite païen du Sacre du printemps à l’évocation poétique de l’agronomie contemporaine, Romeo Castellucci semble plaider pour un dépassement du folklore dionysiaque par la science, mais à y regarder de près il ne fait que mettre en scène une sorte de transsubstantiation écologique, délestée de sa signification religieuse. Le Sacre prend alors l’allure d’un éternel retour au point de coïncidence de la vie et de la mort, de la renaissance et des sacrifices qu’elle implique, Romeo Castellucci signant sans conteste une de ses pièces les plus abouties, les plus justes et les plus innovantes. L’occasion d’un autre sacre…
Le Sacre
Concept et mise en scène: Romeo Castellucci
Son: Scott Gibbons
Musique: Igor Stravinsky (Enregistrement, MusicAeterna, sous la direction musicale de Teodor Currentzis)
Collaboration artistique: Silvia Costa
Programmation ordinateur: Hubert Machnik
Assistant Scénographie: Maroussia Vaes
Assistant Lumière: Marco Giusti
Deux séances du mercredi au samedi, à 13h et 20h
Deux séances le dimanche, à 13h et 19h
Durée: 55min