Une photographie d’un bateau de plaisance à quai baptisé «Reality» de Christian Barani nous accueille dans la galerie Les Filles du calvaire. Le mot «réalité» évoquant des choses si concrètes placardé sur une embarcation flottante et instable, voilà la contradiction qu’aborde l’exposition «Le réel, nouvel opium ?», contradiction contenue dans son titre même, entre tangible et imaginaire.
Les œuvres réunies par le collectif Est-ce une bonne nouvelle? ont été choisies pour leur lien étroit, distancié ou affabulateur avec la réalité. Le réel comme source d’inspiration, ou point d’appui, interroge nos croyances, notre crédulité, face au flot d’images qui quotidiennement nous submerge.
Dans sa vidéo Intérieur jour en double projection (l’une sur écran et l’autre murale), Julien Gourbeix filme en travelling avant le toit en verre d’un hangar, et en travelling arrière le sol. En montage alterné sur l’écran, un tractopelle détruit des murs. On découvre au fur et à mesure qu’il s’agit d’un décor de cinéma, un quartier entièrement reconstitué. En ne montrant qu’une vision partielle du lieu, Julien Gourbeix aborde la question du simulacre, et du réel au cinéma qui repose entièrement sur cette vision partielle.
Occulter délibérément, ne montrer que ce que l’on veut, telle est également la démarche de Patrick Hébrard. Pour Jour de colère, il conçoit une installation vidéo avec plusieurs moniteurs, projetant chacun des images rouges écarlates. Elles montrent de manière convulsée le passage d’un zeppelin ou de citadins. L’inquiétude qui s’en dégage repose sur un mouvement d’aller et retour rapide et continu qui empêche d’appréhender l’image dans sa globalité, et sur une bande-son digne d’Apocalypse Now. Voilà comment Patrick Hébrard, en passant simplement la main rapidement devant l’objectif de sa caméra, transforme une petite ville tranquille filmée depuis la fenêtre de son atelier, en terrain d’invasions aériennes et d’une guerre imminente.
En matière de réel, tout est une question de cadre. Comme Patrick Hébrard, Sara Millot ne montre que ce qu’elle veut: lorsqu’elle filme les spectateurs d’attractions en 3D, ou les adeptes des salles de jeux vidéos, section step et danse, elle ne filme que les visages de profil en gros plans. Leurs sauts au rythme du jeu vidéo ou les soubresauts de leur simulateur Imax, décontextualisés du sol ou d’un quelconque contre-champ sur les écrans qui leur font face, confèrent aux séquences une angoisse inexpliquée. Sans doute parce que les sujets eux-mêmes sont pour un temps… en dehors de la réalité. Étrange face à face que celui du voyeur (nous) et du voyageur virtuel.
Le réel peut parfois être d’un humour grinçant. Dans Impression, soleil couchant, François Daireaux filme le spectacle quotidien que donnent les chinois à la nuit tombée au bord du fleuve Yalu, face à la Corée du Nord. A coups de musique tonitruante et de jets d’eau éclairés, c’est un véritable spectacle sons et lumières qui commence tandis qu’en face la Corée du Nord, dans l’obscurité se tait. Le cadrage choisi par François Daireaux est éloquent. Les jets d’eau viennent sectionner l’image en plusieurs endroits et peuvent évoquer les barreaux d’une prison, métaphore du fleuve pour les coréens dont les tentatives d’évasion vers la Chine sont meurtrières.
Le réel peut aussi prendre des atours fantastiques. Dans la vidéo d’Alex Pou, Grand Capricorne, la forêt devient vectrice de peur. Convoquant tout un imaginaire enfantin, les ombres inquiétantes des arbres, les bêtes rampantes tapies dans l’ombre, on y projette volontiers ses angoisses. Alex Pou floute parfois l’image, filme en gros plan des parties du visage de son ermite, le regard d’un crapaud, tout en employant une bande-son acousmatique des plus effrayantes. Le lieu pourtant naturel, concret, de la vidéo sert de cadre à des images presque surréalistes.
Entre virtuel et réel, la frontière est parfois mince. Quand Raphaël Boccanfuso fabrique un carré de résine renfermant un morceau du mur de La Santé à Paris, il expose le vestige tangible d’un projet qui n’aura d’existence que dans son imagination: alors qu’il filmait l’enceinte externe de la prison, la police l’a contraint à effacer le contenu de son film. De même qu’Eléonore de Montesquiou filme, dix-huit minutes durant, les habitants d’une ville «fantôme». Construite à des fins de recherche nucléaire, Sillamäe ne figurait sur aucune carte géographique volontairement faussée. Une ville réelle à l’existence longtemps fictive. Une bonne base pour un film de science-fiction.
Dans une époque où l’on parle volontiers de scénario catastrophe, de théâtre de la violence pour évoquer des faits d’actualité, les œuvres présentées ici nous rappellent que ce que nous voyons n’est pas forcément la réalité mais que la réalité dépasse souvent la fiction. Distinguer le vrai du faux, un réel casse-tête.
Liste des Å“uvres
— Taysir Batniji, Transit, 2004. 6 min 30s.
— Soufiane Adel, Kamel s’est suicidé six fois, son père est mort, 2007. 9 min
— patrickandrédepuis1966, 25 janvier 1956 / 25 mai 2002, 2002. 10 min
— Frédéric Dumond, Home, 2010. 7 min
— Eléonore de Montesquiou, Sillamäe, 2006. 18 min
— François Daireaux, Impression, soleil couchant, 2009. 8 min
— Sabine Massenet, Happy new year, 2009. 8 min 20s
— Yan Duyvendak, Oeil pour oeil, 2002. 6 min
— Daniel Lê, How I shot Hitler , 2008. 11 min
— Daniel Lê, God save the King, 2010. 10 min 32s
— Jêrome Game/Bertrand Wolff, Departure Lounge, 2010. 11 min
— Edson Barrus, Projet Chien mulâtre
— Sophie Coiffier, Salle d’attente 1
— Julien Gourbeix, Intérieur-jour, 2010. 8 min 40s en boucle
— Cyrille Martinez, François Fillon écrivain
— Christian Barani, Reality
— Anne-Marie Cornu, Les travaux et les jours, 2000/2008. 42 min
— Françoise Parfait, Le vent, 2010. 4 min en boucle
— Patrick Hébrard, Jour de colère, 2006. 11 min. en boucle
— Oh Eun Lee, A Center of the World, 2009. 9 min 45s. en boucle
— Agnès Geoffray, Interview ou comment mes parents sont morts ou comment j’en suis venu à l’art, 2006. 15 min. en boucle
— Sara Millot, Mandala, 2010. 6 min. 42s. en boucle
— Alex Pou, Grand Capricorne, 2009. 34 min. en boucle
— Raphaël Boccanfuso, Faux
— Yann Beauvais, Trans/brasiliana, 2009
— Jean-Claude Taki, Autoportrait 365*, 2010. 2 min 30s en boucle
— Brigitte Zieger, Financial Times
— Matthieu Savary, «Que votre nom soit sanctifié»