Darren Almond, Marc Bauer, Philippe Cognée, Eberhard Havekost, Jim Jarmusch
Le réel est inadmissible, d’ailleurs il n’existe pas
Jean-Charles Vergne, commissaire de lʼexposition, souhaite aborder ici la question du réel et démontrer comment lʼoeuvre dʼart entre en intensité avec la réalité. Le propos des artistes de cinq nationalités différentes réunis pour ce projet consiste à pratiquer sur le réel un travail dʼanalyse.
Philippe Cognée entretient un rapport de filtres et de points de vue spécifiques avec le monde. Eberhard Havekost opère d’incessants allers-retours entre un réel envisagé à lʼétat brut et un réel insaisissable. Darren Almond aborde la question du réel selon lʼangle de la temporalité, provoquant le télescopage de l’expérience intime de la durée ou le temps de l’Histoire.
Les dessins de Marc Bauer sont également habités par la question du temps, hantés par l’idée d’une impossible authenticité de lʼévénement historique comme de tout souvenir personnel. Jim Jarmusch réalise en 2009 The limits of control, un conte moderne dans lequel deux personnages sʼaffrontent dans une lutte pour lʼhégémonie dʼune réalité sur lʼautre. Entre ces deux polarités, réalité subjective et réalité objective, plusieurs personnages incarnent différentes approches sensibles du réel dans un combat dont la forme emprunte autant à Hitchcock quʼaux jeux vidéo.
Selon le commissaire de cette exposition, aucune pensée humaine nʼest imperméable à son contexte et lʼart possède cette puissance capable de produire une image déformée de la réalité tout en transformant la réalité à son image. Lʼart nʼest pas ce qui, du point de vue de la vérité, doit nous restituer une réalité préexistante mais, au contraire, il peut nous apprendre à créer cette réalité, nous apprendre à y être alors que précisément notre condition fait que nous nʼy sommes pas suffisamment.
Par sa capacité à créer des lignes dʼintensité entre le monde et ce que nous sommes, lʼart a donc à nous approcher du réel ou, plus exactement, à le faire advenir. Lʼart pose des filtres sur le réel. Il crée du réel, il fabrique du consistant là où il nʼy avait quʼune interface brute.
Souvenons-nous du narrateur de Proust, dans Le Côté de Guermantes, qui au contact de la peinture de Renoir ne peut plus percevoir la réalité quʼà travers un «filtre Renoir». Cʼest justement cet épisode qui constitue lʼun des points de départ de cette exposition, parce quʼil dit très simplement comment lʼoeuvre dʼart entre en intensité avec la réalité au point de sʼintercaler comme un filtre le ferait entre un système optique et le monde.
La Recherche du temps perdu raconte cette découverte. Le narrateur, tendu vers son devenir écrivain, comprends de quelle manière lʼart transcende le réel, de quelle manière lʼoeuvre dʼart peut produire chez son spectateur un effet à retardement qui se manifeste dans une réminiscence, dans un souvenir involontaire de lʼoeuvre qui, faisant irruption dans le réel, vient se plaquer sur lui comme un calque ou une lentille polarisante, au point dʼen transformer les contours. La réalité nʼest plus ce quʼelle paraissait après quʼelle ait été passée au crible de lʼoeuvre.