Présentation
Walter Benjamin
Le raconteur
Rédigé et publié en 1936, Le raconteur est l’un des textes les plus caractéristiques de l’écriture de Walter Benjamin. Dans son style elliptique, il y mobilise des ressources théoriques, littéraires et spirituelles multiples pour tenter de conjurer la catastrophe qui s’annonce.
A la dévastation et à la violence, il oppose les regards convergents de deux figures positives: dans la première, celle du raconteur, colporteur de récits mais aussi d’expériences et de sagesses, la seconde, celle du juste, reconnaît sa propre passion pour «l’aspect épique de la vérité».
Parce que les histoires qu’il rapporte transmettent les éléments vitaux de ce qui fait communauté parmi les hommes, le raconteur devient dans ce texte celui dont l’évocation pourrait bien permettre de nouer enfin les fils que Walter Benjamin tentait de raccorder depuis le début des années 1920: le fil politique de l’engagement révolutionnaire, le fil métaphysique d’une conception de l’histoire et du langage pour laquelle le champ de ruines des siècles n’exclut pas qu’on y discerne encore des éclats de vérité et des étincelles de justice.
Texte suivi d’un commentaire de Daniel Payot. Ouvrage traduit de l’allemand par Sibylle Muller.
«L’expérience qui circule de bouche à oreille est la source à laquelle ont puisé tous les raconteurs. Et parmi ceux qui ont couché des histoires par écrit, les plus grands sont ceux dont le récit écrit se distingue le moins du discours des nombreux raconteurs anonymes. Il y a d’ailleurs parmi ces derniers deux groupes, qui à vrai dire s’interpénètrent de bien des façons?
De plus, la figure du raconteur ne prend sa pleine réalité corporelle que si l’on garde présent à l’esprit l’un et l’autre groupe. «Quiconque fait un voyage a des choses à raconter», dit la sagesse populaire en imaginant le raconteur comme quelqu’un qui vient de loin. Mais on écoute tout aussi volontiers celui qui, gagnant honnêtement sa vie, est resté au pays dont il connaît les histoires et les traditions. Si l’on veut représenter ces deux groupes par leurs figures archaïques, l’un sera incarné par le paysan sédentaire et l’autre par le marin commerçant. En fait ces deux cercles de vie ont en quelque sorte produit chacun sa propre lignée de raconteurs. Chacune de ces lignées conserve quelques-unes de se qualités jusque dans les siècle suivants.
C’est ainsi que parmi les raconteurs allemands modernes, Hebel et Gotthelf procèdent de la première, les Sealsfield et Gerstäcker de la seconde. Mais toutefois, comme il a été dit, il ne s’agit dans ces lignées que d’archétypes. L’étendue concrète du domaine des récits dans toute son ampleur historique n’est pas pensable sans l’interpénétration la plus intime de ces deux types archaïques.
C’est en particulier le Moyen Age, avec son organisation de l’artisanat, qui l’a produite. Le maître sédentaire et les compagnons itinérants œuvraient dans le même atelier; et chaque maître avait été compagnon itinérant avant de s’installer dans son pays ou à l’étranger. Si les paysans et les marins ont été les maîtres anciens dans l’art de raconter, l’artisanat a été sa haute école. En lui s’alliaient le savoir du lointain, que le voyageur rapporte à la maison, et le savoir du passé, qui se livre plutôt au sédentaire.»