La Xe Biennale de Lyon confiée au commissaire Hou Hanru aborde avec netteté la question du spectacle dans ses aspects indissociablement politiques et esthétiques. Elle éclaire ainsi d’une lumière crue les motivations des institutions et collectivités territoriales qui, en peu de temps, sont passées de la défiance à la réserve, puis aux meilleures dispositions, vis-à -vis de l’art et des cultures contemporains. En art, la mondialisation s’est traduite par l’émergence d’un grand spectacle des œuvres, des artistes et des manifestations contemporains.
Cette mise en spectacle de l’art contemporain a été à son comble au début de la saison dernière, entre New York, Londres, Paris et Moscou, mais aussi entre les galeries, les salles de ventes et les institutions séculaires, quand Damien Hirst a organisé à Londres une vente aux enchères à risque, à suspens, et finalement à succès, en dressant au passage les salles de ventes contre le système des galeries. Et cela, au moment précis où son propre galeriste new yorkais Gagosian ouvrait une succursale à Moscou, et que le Château de Versailles accueillait sa première exposition d’art contemporain avec Jeff Koons.
Dans ce grand show planétaire parfaitement réglé, les œuvres importaient moins que les records d’enchères dont les médias se faisaient l’écho en direct, que les affrontements transcontinentaux entre magnats du business culturel, que les millions d’euros pleuvant en une pluie étrangement dorée sur un monde en train de sombrer dans la crise.
Mais c’est le propre du spectacle que de plier tout ce qu’il touche à sa logique politique et/ou marchande, et de rester indifférent à ses alentours.
Au cours des vingt dernières années, plus de 150 biennales d’art contemporain ont vu le jour dans le monde. Assurément plus de foires, et plus encore de manifestations et festivals, notamment en France.
Autrement dit, c’est sous la forme du spectacle mondialisé que s’est faite la sortie de l’art contemporain du ghetto de la misère, des «friches» des années 1980, du marché restreint, et de la marginalisation.
Mais ce processus n’a pas aboli la misère dans l’art, il a seulement transformé l’art contemporain en spectacle, c’est-à -dire qu’il a promu en vedettes planétaires une petite troupe d’artistes, et inventé les structures spectaculaires et marchandes susceptibles de favoriser l’essor d’un marché de l’art mature et rentable.
Mais dans ce mouvement, la rentabilité économique et politique prévaut sur la logique artistique.
A cet égard, le maire (de droite) Alain Juppé a le mérite de la franchise: «Je mets beaucoup d’argent dans la culture. Et pourtant je n’arrête pas d’entendre dire que Bordeaux n’est pas une ville culturelle. On n’a pas assez de visibilité. Il me faut un événement» (Le Monde, 27 sept. 2009). C’est ainsi qu’a été commandé et conçu le festival Evento dont la première édition a lieu du 9 au 18 octobre.
A l’opposé, le maire (socialiste) de Paris, Bertrand Delanoë, s’efforce de doter la très éphémère Nuit Blanche d’une épaisseur de «sens» et de «valeurs», et, lyrique, de la travestir en «une nuit de beauté partagée et d’amour de l’art». Tandis que son adjoint chargé de la culture, Christophe Girard, ne se donne pas même cette peine: il laisse s’enliser ladite Nuit dans la très molle mission d’accroître dans la ville la place de «l’art contemporain sous le signe du rêve, du temps retrouvé et de la nonchalance».
Tout un programme, dont l’expression active (produire du sens, transmettre des valeurs) rejoint l’expression nonchalante dans une tentative de masquer la réalité spectaculaire et de communication politique derrière un discours en faveur de l’art.
Or, au-delà des apparences, la Nuit Blanche est plus éloignée de l’art que d’autres initiatives de communication, en particulier «Paris-Plage» et le Velib.
C’est contre cette instrumentalisation généralisée de l’art sous la forme du spectacle, à la fois par les pouvoirs économiques et les pouvoirs politiques, que Hou Hanru a conçu la Biennale du Lyon.
Contrairement aux aimables (et non moins brillants) commissaires contribuant volontairement ou non à la spectacularisation de l’art, Hou Hanru a adossé ses choix artistiques à une analyse politique de la situation actuelle de l’art, à l’époque de la mondialisation, de l’hégémonie sans précédent du spectacle et du consumérisme.
Face à l’omniprésence du spectacle et de la marchandise qui pénètrent chaque jour plus les pores de la société et le plus intime des vies; face à la sensation grandissante de ne pouvoir échapper à leur emprise; face à l’idée communément admise de leur inéluctabilité; face à l’apparente absence d’alternative à la situation présente, Hou Hanru affirme au contraire qu’il existe des échappées possibles hors de «l’absence de dehors», hors de la forclusion spectaculaire du monde et de la vie.
Ces ouvertures seraient creusées au sein même de l’espace verrouillé du spectacle et du pouvoir par un ensemble d’artistes qui, de par le monde, orientent leurs pratiques dans une résistance au spectacle à partir du quotidien.
Le choix du quotidien comme terrain privilégié d’une telle résistance artistique se justifierait par son intrication avec la sphère privée, ce qui fait du quotidien un maillon faible du spectacle, en dépit des assauts grandissants auxquels il est soumis, notamment par le biais de la télévision et des médias électroniques.
Le quotidien reste toutefois l’exact envers de l’ordre spectaculaire. Alors que le spectacle est public, soumis à un ordre strict, nécessairement brillant et condamné à surprendre et charmer, le quotidien, lui, est largement privé, ouvert à toutes les incertitudes, aux attitudes les plus libres et improbables, tour à tour ordinaires, médiocres ou sublimes. Le spectacle est vertical, distant et contrôlé, comme le pouvoir; le quotidien est horizontal, proche et ouvert comme la vie, et les processus créateurs.
Mais le pouvoir toujours plus virtuel, hautain et implacable, qui est en train d’étendre encore son emprise sur le monde avec la brutalité de ses intérêts aveugles, peine de plus en plus à offrir le spectacle de son invincibilité. Il est miné par un enchevêtrement inextricable de crises financières, écologiques, énergétiques, sociales, politiques, culturelles et humaines. Autant de crises qui se traduisent en crise du spectacle.
Dans cette conjoncture historique qu’il juge favorable, Hou Hanru a rassemblé à la Biennale de Lyon certaines propositions inséparablement politiques et artistiques conçues à partir du quotidien: «Des initiatives participatives venues d’en bas afin d’affronter ou de renverser le système dominant que le spectacle semble avoir immortalisé».
L’art n’est plus ici un spectacle ou une marchandise offerte à la délectation ou à la spéculation. Il s’inscrit dans le processus de se refonder, de trouver une «nouvelle pertinence» en contribuant à inventer un «ordre nouveau» du monde. Non pas un ordre unidimensionnel, centralisé, hiérarchisé et autoritaire, mais un système ouvert aux multiplicités de visions et de pôles de décisions, à toutes les différences, et à tous les laissés-pour-compte et les sans-voix du spectacle.
L’art n’est plus ici politique au sens prescriptif du terme (dictant ce qui doit être), ni au sens instrumental (servant certains intérêts), mais au sens énergétique, en ouvrant, rapprochant, stimulant les résistances, déplaçant les frontières, ou levant les interdits…
Fissurer la façade du spectacle: par le bas, et de l’intérieur. Dans les hauts lieux de l’art spectacle que sont les foires et les biennales… Tels sont les enjeux qui animent aujourd’hui une partie des artistes.
André Rouillé
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