Au centre du plateau, sur un cube noir orné de chaque côté de onze pièces de bois flottent des tissus colorés rappelant les drapeaux de prières tibétains. Sur le côté, guitare à la main, la palestienne Kamilya Jubran enivre la pièce de sa voix mélancolique scandant des poèmes arabes. Dans ce cadre d’errance orientale se mélangent la vie et la mort, sans frontières.
Des femmes habillées de vêtements ajustés — leggings bariolées, maillots sportifs d’équipes inconnues, foulards et casquettes — sillonnent l’espace par des courses effrénées. D’origines aussi différentes que les couleurs qu’elles portent, elles rompent avec les notions d’appartenance et d’identité. Destins croisés, parcours différents, elles crient et fustigent la bêtise humaine comme des enfants réclament des jouets: «Je veux une arme!», «Je contrôle!». Constat accablant de ces délires de douleur ou de souffrance. La tension monte lorsque l’une des danseuses aux talons démesurés s’empare de lances et fait virevolter dans l’espace les drapeaux colorés qui les revêtissent. Kamilya Jubran dont la carrière de chanteuse l’a conduit entre la Palestine et Israël connaît bien cette situation politique qui imprègne ses chants. Sur des rythmes entre errance et exil, les corps des danseuses apparaissent et disparaissent les unes après les autres, essoufflées, se tordant les chevilles.
Deux femmes en burqa noire font une rapide apparition, dansant puis esquissant un combat de karaté avant de disparaître. Le ridicule de leurs postures guerrières fait subtilement alterner le drame et la comédie.
Au nom de quoi se battent-elles? Pour d’obscures querelles religieuses, politiques ou identitaires? Faut-il que ces femmes s’identifient et rivalisent avec les hommes dans la violence et la domination? Que défendent-elles? Ainsi apparaît l’absurdité de la condition imposée aux femmes dans le monde oriental. N’y a-t-il donc plus rien à faire, ni à dire?
Lorsque Kamilya Jubran suspend son chant laissant la place au silence et aux danseuses, l’interprète Anna Gaïotti clame sa colère: «Putain de silence!». Secousse et réveil abrupts, les mots transpercent. Les corps trébuchent, tombant les uns sur les autres au milieu des étendards qui ferment le premier volé de ce Sacre.
Comment nommer toutes ces douleurs héritées ? Comment venir à bout de la tragique fatalité des conflits, des contraintes sociales et morales ? C’est ce cycle dramatique, cette roue infernale, qui se dévoile lors d’une danse giratoire soufie. En derviche tourneur, la danseuse révèle au fur et à mesure la nudité de son corps se libérant de ses sept jupes à volants étagés. Les motifs fleuris s’éparpillent au sol. Son corps nu tombe, ivre. Le printemps est là , étourdissant. Les barrières s’affranchissent dans cette esthétique colorée mêlant pulsion et émerveillement.
Le rideau s’ouvre alors sur la perception sensuelle d’un harem. Allongés sur des traversins, à moitié dénudés, lentement les corps s’éveillent. Sous une veilleuse, le rythme s’apaise et le regard se transforme face à ses beautés évanescentes.
Un tapis en guise de rideau enchaîne les séquences. Avec la délicatesse d’un humour versicolore, des femmes en burqa bariolées, lunettes noires, ombrelle et éventail, pastichent des poses photographiques. Dans une explosion d’énergie, les vêtements volent et s’éparpillent. Les danseuses se rhabillent en piochant aux hasards, comme pressées par une force invisible. Dans cette métamorphose, elles se transforment pour mieux souligner la difformité de leurs membres. Rembourrant leurs collants, leurs bras, leurs jambes et leurs poitrines, elles accentuent la laideur de leurs attitudes ou se dissimulent à la vue à l’aide de lunettes noires ou d’un foulard sur la tête. Identité, origines, frontières tout se confond. Comme un appel silencieux, elles se rapprochent les unes des autres, les bras croisés regardant le public: et maintenant, qui sommes-nous?
Subissant depuis toujours les divisions sociales, religieuses, politiques, les femmes de Mark Tompkins semblent se chercher, brouillant les pistes pour mieux retrouver leurs libertés. Ce combat intérieur est une promesse pour transcender les vieux schémas qui régissent l’orient.
Mark Tompkins (Cie I.D.A.), Le Printemps, 2015
Joué à La Parole Errante (Montreuil)
Les 18 et 19 mai à 21h (60 min)
Conception: Jean-Louis Badet, Mark Tompkins
Direction artistique: Mark Tompkins
Interprétation: Kamilya Jubran, Silvia Di Rienzo, Anna Gaïotti, Ananda Montange
Création musicale, chant, oud: Kamilya Jubran
Paroles de Fadhil Al Azzawi, Paul Chaoul, Hassan Najmi
Danse: Silvia Di Rienzo, Anna Gaïotti, Ananda Montange
Textes: Anna Gaïotti
Scénographie, costumes: Jean-Louis Badet
Création lumières: Séverine Rième