ÉDITOS

Le printemps des peuples arabes

PAndré Rouillé

En ces jours d’ébullition du monde arabe, il est difficile de ne pas fixer notre attention sur ce souffle démocratique inouï qui se propage à une vitesse fulgurante en bouleversant tout l’édifice politique de la région. Suivre le cours et la dynamique de ce mouvement, observer les attitudes des pouvoirs aux abois face à la digne détermination des peuples, et mesurer les effets et les résonnances de ces bouleversements ici même en Europe et dans le monde: une occasion nous est offerte d’être des «spectateurs émancipés» du monde comme nous devrions l’être de l’art

En ces jours d’ébullition du monde arabe, il est difficile de ne pas fixer notre attention sur ce souffle démocratique inouï qui se propage à une vitesse fulgurante en bouleversant tout l’édifice politique de la région. Suivre le cours et la dynamique de ce mouvement, observer les attitudes des pouvoirs aux abois face à la digne détermination des peuples, et mesurer les effets et les résonnances de ces bouleversements ici même en Europe et dans le monde: une occasion nous est offerte d’être des «spectateurs émancipés» du monde comme nous devrions l’être de l’art, et d’examiner comment une révolution politique est toujours aussi une reconfiguration du sensible, une révolution esthétique souvent rude des manières et des pouvoirs, c’est-à-dire des formes de faire, de dire et de voir.

Après des décennies de répression et de soumission, là-bas, donc, ça bouge, ça tangue, ça revit. Et c’est tant mieux. De vieilles dictatures s’écroulent comme des châteaux de cartes. Des pouvoirs aux apparences solides, réputés inexpugnables, mais rongés par l’archaïsme, se sont évaporés en quelques jours. Les tyrans se sont sauvés, envolés, volatilisés avec une rapidité inverse à la durée, la pesanteur, la brutalité qu’ils ont imposées durant des décennies à leurs peuples.
Non sans la bienveillance — voire l’indécente complicité — de nombreux dirigeants politiques occidentaux, notamment français. Non sans l’évidente crédulité de doctes spécialistes qui n’ont cessé de professer que la démocratie, en tant qu’invention occidentale, était «par nature» incompatible avec la civilisation arabe, la religion musulmane et… la lutte contre le terrorisme islamiste.
En fait, la démocratie était tout simplement, et uniquement, incompatible avec la dictature comme le clament aujourd’hui avec force les peuples en colère.

Avec une extraordinaire soudaineté, les peuples ont relevé la tête et se sont rassemblés partout dans l’action. Après avoir été longtemps atomisés, muselés, pressurés, voire torturés et emprisonnés, et toujours privés des libertés les plus élémentaires, ils montent sur la scène de l’histoire.
La peur et l’impuissance ont changé de camp. Ceux qui ont verrouillé et pillé leur pays à leur unique profit, et tenté d’arrêter l’histoire, ont été démis en Tunisie et en Égypte. Partout ailleurs ils affrontent, entre tentatives de dialogue et a ttitudes génocidaires, l’intransigeance de ces peuples qu’ils croyaient hier encore si dociles.

L’immense et soudain mécanisme d’inversion des situations de pouvoir actuellement en cours est au sens strict une révolution. Et comme le pouvoir s’exerce toujours sur les corps, une révolution passe toujours, et avant tout, par les corps — avec des formes et des degrés variables de violence.

Il y a peu encore, en arrivant à Tunis on ne pouvait qu’être surpris par l’omniprésence des portraits du Président Ben Ali la main sur le cœur trônant sur de grandes banderoles de formats immenses occupant des murs entiers d’immeubles, ou dans de petits cadres posés dans les endroits les plus reculés, et toujours sur les multiples affiches ponctuant les avenues et les rues de la capitale. Partout cette même icône du pouvoir fixait du regard le peuple docile, dûment encadré et surveillé par un appareil policier omnipotent. Le corps du chef de l’État, ainsi surexposé dans sa hauteur et son atemporalité, s’imposait aux corps sous-exposés et soumis du peuple privé de voix et de droits démocratiques.
C’est ce regard, ce corps dominateur, cette icône d’un pouvoir sans partage ni limite ni fin, que le peuple a, en Tunisie comme en Égypte, renversé.

En Égypte, la masse du peuple rassemblé, déterminé et soudé dans son rejet du régime a fait corps sur la place Tahrir, en criant d’une seule voix: «Dégage!». Sa victoire a été acquise quand le dictateur a pris la fuite en hélicoptère, abandonnant ainsi son pouvoir, et sombrant, solitaire ou presque, dans une invisibilité probablement définitive.

Les corps du peuple en lutte, pluriels, rassemblés, déterminés, jeunes, et forts d’un besoin vital de liberté, se sont dressés face au corps déchu, solitaire, voire vieilli et malade, des vieux dictateurs en fuite, exténués physiquement et lourds symboliquement des nombreuses spoliations et corruptions qui ont émaillé leurs règnes interminables. Comme si chacune de leurs exactions commises à l’encontre de leur peuple avait marqué de stigmates leur propre corps — à la façon des tortionnaires qui sont eux-mêmes atteints en retour par les sévices qu’ils ont infligés à leurs victimes.

La victoire a procuré aux peuples tunisien et égyptien une immense fierté autant qu’une énorme surprise d’avoir réussi ce qu’ils avaient fini par croire définitivement impossible: «Je n’y crois pas! C’est inimaginable!», scandaient les manifestants ivres de légèreté après s’être libérés de cet énorme fardeau politique qui avait tout à la fois miné le pays, dévoyé les institutions, taraudé les corps et verrouillé la parole. Car la politique a autant trait à l’économie et aux institutions qu’aux corps et au sensible. Elle partage avec l’art cette capacité d’agir sur les positions et les mouvements des corps, sur la parole et sur les répartitions du visible et de l’invisible.

C’est ainsi que des années de mutisme obligatoire et d’impossibilité à s’exprimer — par crainte d’être écouté, dénoncé, réprimé —, débouchent, avec le renversement des tyrans, sur une explosion débridée de la parole du peuple. Ceux qui se sont toujours tus, soudain parlent à l’envi, de tout et de rien, à tous et à chacun, à toute occasion, sans arrêt: moins pour dire quelque chose que pour éprouver le plaisir physique de parler, d’exercer cette simple liberté de parler si longtemps bafouée.
La chute d’un tyran fait ainsi basculer des pans entiers d’indicible dans le dicible ordinaire. Elle reconfigure le partage de l’impossible et du possible, de l’interdit et du permis, dans tous les ordres du faire, du voir et du dire.

C’est pourquoi une révolution victorieuse, comme l’art, reconfigure le «partage du sensible» (Jacques Rancière), en conférant une soudaine visibilité au peuple qui était jusqu’alors enfermé dans les limbes de l’invisibilité; en déverrouillant la parole, les rapports entre le dicible et l’indicible, et les manières de dire; en animant les corps de dynamiques inédites, et de désirs nouveaux. Autant de possibles aussi fragiles que les victoires…

André Rouillé

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