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Le Premier fugueur

10 Fév - 24 Avr 2011
Vernissage le 10 Fév 2011

Voyages sans but, pertes involontaires de mémoire, fugues à répétition sont à l'origine de la fascination qu'exerce l'histoire d'Albert Dadas, un aliéné bordelais de la fin du XIXe siècle, sur l’artiste suédois Johan Furaker.

Johan Furaker
Le Premier fugueur

Dans les années 1880, Albert Dadas vit à Bordeaux. Il travaille pour la Compagnie du Gaz de Bordeaux alors en plein essor. Du jour au lendemain, il disparaît sans prévenir personne. Il a 26 ans. Un an plus tard, en juillet 1887, Philippe Tissié, interne en clinique médicale dans le service du Dr Albert Pitres, découvre un jeune homme prostré sur un lit de l’hôpital Saint-André de Bordeaux. Il s’entretient avec lui. L’inconnu lui raconte qu’il rentre d’un long voyage et n’aspire qu’à une chose: repartir.

Ce jeune homme qui s’appelle Albert Dadas vient d’être arrêté par des gendarmes pour vagabondage. Mais les médecins, eux, diagnostiquent une folie avec fugue. Ils considèrent que la dromomanie d’Albert Dadas, l’obsession de bouger selon la terminologie de l’époque, est un trouble mental. Dadas souffre en réalité d’une des premières « maladies mentales transitionnelles ». Il serait atteint de ce que Charcot appellera « folie épileptique fugueuse ».

L’étude des maladies mentales et l’exploration naissante de l’inconscient ont lieu dans une Europe qui voit la mécanisation progressive des moyens de déplacement. Alors que s’inventent avec le train les premières formes de tourisme post-aristocratique, l’errance obsessionnelle inquiète.

Le docteur Tissié, lui, est très intéressé par les récits et divagations de son patient à qui il consacre sa thèse de médecine et de nombreuses communications. Mais pour qu’Albert Dadas dépasse ses propres projections qui mêlent notamment questions d’identité et fantasmes de voyage, Philippe Tissié recourt à l’hypnose. Par ce biais Dadas raconte ses voyages en détail.

Le médecin découvre alors que son patient parcourait parfois jusqu’à soixante kilomètres par jour, qu’il était allé du sud de la France à Moscou en passant par l’Autriche, la Turquie et l’Algérie notamment, qu’il égarait ses papiers d’identité ce qui lui permettait d’errer dans une amnésie identitaire stratégique et le faisait passer « librement » d’une détention à l’autre, d’un train à l’autre…

Albert Dadas est d’abord un fugueur. L’étude de son cas fait de lui un « touriste pathologique ». C’est le premier. Cette manière incontrôlable et obsessionnelle de voyager sans but apparent et avec des trous de mémoire quasi-insondables, est à l’origine de la fascination qu’exerce l’histoire d’Albert sur l’artiste suédois Johan Furaker.

Ce dernier découvre l’histoire d’Albert Dadas alors qu’il est étudiant à l’Académie de Malmö. Cette découverte passe par Les Fous Voyageurs (Mad Travellers: Reflections on the Reality of Transcient Mental Illness, 1998), un livre du philosophe canadien Ian Hacking qui le pousse à peindre la vie d’Albert Dadas: ce qu’il aurait vu, vécu, traversé.

Les petits formats qui en résultent, des peintures à l’huile sur médium, sont caractérisés par une iconographie début de siècle. On y retrouve le machinisme, le progrès technique, le paysage pré-industriel symbolique, l’esprit des premières « réclames » et des scènes de genre. Pareille entreprise serait anachronique si la vie illustrée d’Albert Dadas par Johan FurÃ¥ker n’arrivait pas un siècle plus tard.

Ces tableaux quasi photographiques sont hyper-réalistes, ils sont comme passés par un filtre. Or, le fait que les archives Dadas conservées à Bordeaux ne contiennent presque aucune photographie élève l’ensemble de ce cycle au rang d’images mentales.
Les peintures de Furaker viennent d’autres images. De cartes postales ou de vues trouvées et même imaginées par l’artiste lui-même, des récits de Dadas, d’interprétations médicales, de déclarations de police…

L’exposition « Le Premier fugueur » de Johan Furaker, elle, peut être vue, aussi, comme l’avatar contemporain des périples d’Albert Dadas, un périple conté par un patient et un psychiatre au tournant du siècle, décrypté et analysé par un philosophe des sciences de la mémoire à la fin des années 1990 et un périple vu, dans la deuxième partie des années 2000 par un artiste suédois pris par cette histoire sans image et à laquelle ces images appartiennent aujourd’hui.

Un peu comme si, à l’heure du tourisme global, ce patrimoine bordelais quasi inconnu en dehors du champ phychiatrique et destiné à circuler, revenait à Bordeaux en posant cette question: « est-ce réel? »

C’est la première fois que ce cycle, toujours en cours, est présenté dans son intégralité.

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