Seconde pièce de Jan Fabre, conçue à l’âge de vingt-six ans seulement, Le Pouvoir des folies théâtrales s’impose comme une pièce d’une grande maîtrise, au propos ambitieux, à la démesure contenue. Près de quatre heures et demie sont nécessaires à Jan Fabre pour en découdre avec un siècle de déconstruction théâtrale, entre ode amoureuse aux fastes obsolètes du théâtre bourgeois et célébration de sa lente agonie. Avec une subtile ambiguïté de ton, Jan Fabre met en scène sa propre irrésolution à l’égard de la tradition, jouant des doubles sens des notions de «pouvoir» et de «folie» pour que son hommage à la puissance d’illusion du théâtre soit aussi, à revers, la condamnation de son caractère autoritaire et de ses bouffées délirantes. Ivresse ou pathologie? Jan Fabre ne tranche pas. A travers une série décousue de tableaux, longs de quelques vingt minutes chacun, il décline les formes de cette duplicité pharmakon du théâtre, à la fois remède et poison de la représentation.
Au commencement, une constellation d’ampoules, d’abord diodes rouges, puis filaments ocres, sources d’une lumière terne, plonge le public dans une ambiance crépusculaire, renforcée par la profondeur de cet ancien bâtiment d’usine des années 1930 qui abrite le T2G. Le décor est complété par une toile blanche en fond de scène, de la hauteur du plateau, sur laquelle sont projetées les images de tableaux célèbres (Le Verrou de Fragonard, L’Odalisque d’Ingres ou Le Serment des Horaces de David). Une douzaine d’acteurs, disposés en ligne, dos au public, déambule jusqu’au devant de la scène, en marche arrière, claque des mains et des pieds, à l’unisson ou de façon désaccordée, formant d’emblée un ballet anti-conventionnel. A leurs côtés, deux jeunes et beaux rois, en référence à Strauss et à Andersen, se déshabillent et immortalisent les poses du répertoire pictural classique, introduits par un lâcher de grenouilles. Dans cette pompe brute et minimaliste, entre maniérisme et sobriété, le public se prépare à un conte froid et cruel où la magie le dispute à la crudité.
Le jeu commence lorsqu’un Monsieur Loyal inquisiteur éjecte tous les acteurs et actrices hors de la scène. L’une d’entre eux est violemment empêchée de rejoindre le reste de la troupe, malgré ses tentatives répétées. Dans cette première scène, déjà éprouvante, la comédienne court, hurle, ruse et séduit pour retrouver la scène, mais rien n’y fait, elle est renvoyée à terre, chaque fois plus brutalement. Cette frontalité de l’action, non feinte, la douleur du public et des comédiens annoncent le choix d’une radicalité dramaturgique, d’un réalisme poussé de la performativité. Le Pouvoir des illusions théâtrales est ainsi émaillé de séquences de pure violence qui expriment le sentiment de contrainte face à la convention, assument la réalité concrète de la représentation et traduisent le fonds profondément mortifère de cet hommage équivoque. Le sacrifice des grenouilles, le duel au couteau entre deux funambules aux yeux bandés, la séance de gifles sur l’air de Carmen, l’étouffement d’un roi, les gymnastiques imposées ou la fessée finale traduisent en actes une pensée du corps discipliné que Jan Fabre emprunte à Michel Foucault de Surveiller et punir.
L’émancipation dans la douleur de ces dispositifs de pouvoir justifie chez Fabre le recours à une esthétique de l’excès, chaque tableau poussant à son paroxysme les situations jusqu’au seuil du supportable. Du poétique au violent, du sensuel à l’érotique, du drôle à l’éprouvant, Jan Fabre trace des voies de bascule entre des affects extrêmes, comptant sur la performance des comédiens et l’endurance du spectateur. La (très) longue course sur place, jusqu’à l’épuisement non feint des acteurs, rouges et haletants, ou celle, plus traînante encore, où quatre couples revivent incessamment la même scène nécrophile (la mort de la fiancée, le baiser de son amant, la résurrection, l’abandon, et ainsi de suite) en disent long sur la vision désublimée que porte Jan Fabre, et sur les innombrables contradictions qui se dressent face à sa prétention à être l’«ange de la beauté».
La jeune comédienne exclue ne peut retrouver le plateau qu’à la condition de répondre à l’énigme de cette sphinge tortionnaire qui hurle à pleins poumons «1876!». Cette date, correspondant à la création de L’Anneau du Nibelung de Wagner, pièce qui a porté au sommet le projet d’œuvre d’art totale, inaugure le calendrier de la progressive dissolution d’un théâtre de la grandiloquence. Comme un leitmotiv, les comédiens vont régulièrement scander, asséner, répéter, dans un éclat de rire ou de colère, une sélection de dates et de lieux de représentations qui constituent cette chronologie. A travers cette déclamation, aux pointes hystériques, c’est toute la mémoire du théâtre depuis la modernité qui est décomposée, qui se décompose. Le ballet romantique, le théâtre moscovite, absurde à Paris ou post-moderne à New-York, les dramaturges Brecht, Becket, Tchekhov, Maeterlinck ou Chéreau et les chorégraphes Graham, Bausch, Rainer ou Childs dessinent une histoire à la chronologie libre qui s’achève avec C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir (1982).
Avec l’évocation de sa première pièce, Jan Fabre se situe ainsi comme le digne héritier d’une lignée d’iconoclastes qui ont libéré l’art vivant de ses normes mortifères. L’impression d’une dérision domine ici la révérence, d’autant que la répétition convulsive des dates rend ces scènes drôles et pathétiques à la fois, et l’exercice de mémoire inconfortable. En écho à ce «temps [qui] explose au sol comme une assiette qui se briserait inexorablement en mille morceaux» (Salomé, Strauss), la pièce est caractérisée par un mélange des genres chaotique et des ruptures de temporalités, le long ensemble sec et rude est ainsi interrompu par des épisodes de farce, voire de gag. Comme une mise en abîme, la séquence des assiettes donne ainsi lieu à des scènes de mime, d’équilibre ou de cascade qui aboutissent à la régression générale des acteurs, alors réduits à l’état de chiens, et à la destruction pure et simple de la vaisselle sur l’autel du nihilisme contemporain.
La duplicité de l’illusion théâtrale donne l’occasion de multiplier ces contrastes, notamment logés au cœur des choix musicaux. La composition principale, de Wim Martens, dont la simplicité flirte parfois avec le kitsch, est contrastée par des chants a capella qui résonnent comme des oraisons funèbres, des incantations ou des condamnations. Les envolées de Strauss et Wagner se heurtent au disco ou à la vulgarité des bruits gutturaux des comédiens, à leurs mélopées dérisoires, à l’image de la marche nuptiale entonnée à coups de bisous, action sonore récurrente de plus en plus dérangeante.
Sur la base de cet habillage musical tout en contrepoints, Jan Fabre donne forme à une chorégraphie de la condition post-théâtrale dont l’écriture emprunte autant aux phrasés harmonieux de la danse académique qu’aux actions resserrées de la danse conceptuelle. Le tango entre les deux rois nus, en force et en grâce, est étendu jusqu’au sublime, quand une danseuse qui répète avec une extrême lenteur, sur place, la même arabesque, finit, elle, en pleurs. La plupart du temps, le geste fabrien favorise le minimalisme et la durée: chutes, coups, frappes, jetés, bras croisés, poses immobiles interminables, jeux de symétrie et de boucles, pas patiemment désarticulés et marche militaire inlassablement répétée en forment le vocabulaire plastique. Dominant, le jeu entre habillage et déshabillage, réitéré de manière insensée, insiste sur la vanité du jeu d’acteur et sa compulsion schizophrénique à changer sans cesse de peau.
Le Pouvoir des illusions théâtrales fait partie des expériences scéniques dont on se souvient. Il nous renvoie à l’œuvre d’un Jan Fabre aux choix étrangement plus sûrs que ceux qu’il peut faire aujourd’hui, parvenant à mettre en scène la difficile négociation entre l’artifice imposé du théâtre et le désir présentiste qui anime la performance. Tableau contemplatif sur la lente destruction de ses normes esthétiques, la pièce prend l’allure d’un requiem superbe pour un art semi-vivant, d’une messe élégiaque pour des illusions perdues.
Oeuvre
Jan Fabre, Le Pouvoir des Folies Théâtrales, 1984. Danse, théâtre, performance
Théâtre de Gennevilliers (T2G)
Du 06 au 12 février 2015