Maro MichalakakosÂ
Le poulet dominical
«Maro Michalakakos nous convie à un repas de famille, un de ces repas du dimanche où se retrouvent parents et enfants et qui font la délectation des «petits bourgeois», c’est le rituel d’après la messe ou le rituel en place de messe. Tout est là , pour la célébration: le mobilier baroque et la table dressée sous le lustre étincelant et, au centre de celle-ci, l’incontournable poulet rôti.
Entrons plus avant dans cet univers si familier.
La table est ronde mais de ce type qu’on nomme guéridon (guéris-donc!) et par lequel on évoque les esprits. Sa stabilité est assurée par un socle puissant par sa taille et sa couleur, triangulaire comme si étaient posés là d’emblée les fondements de la famille, la trinité de cet office du dimanche: le Père, la Mère, l’Enfant, triangulation œdipienne d’où surgit la volonté de puissance phallique du père, et le pied central de la table, son axe et son support. Le plateau rond, féminin donc, mais d’une féminité lisse et glacée; point de nappe ici, on montre tout, la femme n’est pas voilée, elle est surface parfaite, aucune tache, que ce soit celle de la faute, de l’émotion ou du temps, ne pourra y laisser sa marque, son interrogation ou son exclamation. Et dans la zone ronde et sombre du centre, le poulet rôti incisé (à défaut d’excision) dans la chair du plateau, métaphore lubrique du sexe féminin, le sexe mort de la mère offert en sacrifice pour les siens. «Ceci est mon corps…». Métaphore implicite de la Cène où le fils de Dieu se fait femme offerte sur un plateau, à la lumière crue d’un lustre qui donne à l’ensemble la sensation d’un bloc-opératoire à fin d’autopsie.
Où se trouve donc le mal qui ronge cet amour inconditionnel qu’enfants et parents se sont jurés?
D’autres éléments du mobilier surgissent comme points d’exclamation dans cette histoire sans parole:
> C’est un miroir-psyché tendu de velours rouge où l’artiste a incrusté, taillé au bistouri deux mains à hauteur spéculaire du sexe. Deux mains qui cachent, entre prière et résignation, deux mains en position de modestie comme celles inoccupées de ces vieilles femmes grecques assises et silencieuses, mains posées jointes sur le tablier: les efforts de toute une vie ont abouti à ce geste qui dans une pudeur ambivalente souligne là où se trouve le manque.
> C’est une tenture de velours rouge, lourde et sensuelle presque organique où deux mains sous-tendent une érection tandis qu’une troisième au bout d’un bras comme venu du ciel brandit un pistolet absent.
> Jouissance dyadique, mais c’est bien de jouissance phallique dont Maro Michalakakos veut nous entretenir ici. Cette jouissance dyadique parce qu’entre deux craintes: celui d’un père pris pour Dieu qui accuse de son index pointé et qui peut tuer, celle de la femme mère par le velours rouge exprimé et qui peut dévorer, jouissance dyadique d’Eros et de Thanatos.
> C’est un fil électrique enrobé de velours rouge, un lien charnel qui s’accomplit en ouroboros «renouvellement perpétuel qui repasse sans cesse par la même phase de mort-résurection et qui permet d’atteindre à cet indifférencié qui se tient au-delà des couples d’opposées».
(e)pris(e), ne dit-on pas d’un homme qu’il a pris une femme comme on «prend au piège»? Prise mâle, prise femelle, silhouette féminine à même le sol, prisonnière de la circularité du lien, sans jambe pour fuir, sans bras pour se délier, femme prise au piège de son amour mais aussi femme que l’amour peut différencier de la cruelle différenciation: ouroboros.
Le rouge et le blanc associés comme contraires et complémentaires avant l’apparition du spectre scientifique. Œuvre au blanc, œuvre au rouge, travail du féminin dans l’Alchimie Médiévale; rouge sang de la virginité sacrifiée sur le premier drap blanc conjugal; rouge du sang de la blessure ou l’intrusion chirurgicale sur le blanc de la chair; rouge sang de la vie qui se rit de la mort blafarde et enfin rouge du vin rouge sur le pain blanc de l’Eucharistie. Mais pour quel Dieu ce sacrifice? L’Amour.
L’œuvre de Maro Michalakakos nous parle d’amour; ou plutôt nous questionne sur l’amour.
Par le jeu des textures contrastées: la chaleur du bois, la froideur de la lumière; le lisse, le rugueux, le plan, le hérissé; celui des formes: l’arrondi, le dressé; des couleurs: le rouge, le blanc, le doré, les déclinaisons du brun du solaire à l’archaïque; des thèmes: l’agapé-réunion, désunion.
Son œuvre est incisive, à la mesure du «hors-cadre» où elle rase le velours au bistouri et où elle découpe la chair du bois pour y incruster le symbole.
C’est une interrogation opiniâtre méthodique et sereine qui veut par la coupure interroger sur le lien et sa rupture, sur le conformisme névrotique qui rompt avec la pulsion et la laisse en jachère, sur le «tout humain» de l’Eros et sa coupure/castration: la différenciation sexuelle, sur l’amour jusqu’au démembrement, le don jusqu’au sacrifice.
Agapé autour de la table, orgie sous la table: double discours de l’Eros dans son acception dionysiaque, mais du Dionysos de Nietzsche, celui qui se dresse en face du crucifié avec lequel il nourrit pourtant des liens occultes, ne fut-ce que par le sacrifice et où il a comme parèdre Ariane, celle qui ne lâche jamais le fil (lien) avec la vie.»
Maya Blache, psychanalyste
Paris, mars 2003