Les vingt-deuxièmes «Journées du patrimoine» ont attiré, durant le week-end dernier, plus de dix millions de visiteurs dans quinze mille monuments ou édifices de la France entière. Plus qu’un simple succès, c’est un phénomène. Le public trouve manifestement là un type de satisfaction que l’art contemporain ne saura, par nature, jamais lui apporter.
Situés aux antipodes de l’éventail culturel, le patrimoine et l’art contemporain s’opposent en de nombreux points, et trahissent de profondes disparités dans les attentes et les pratiques des publics de la culture.
La veille de l’ouverture des «Journées du patrimoine», la Mairie de Paris présentait à la presse la prochaine «Nuit blanche» (1er octobre). La journée, la nuit; le patrimoine, l’art contemporain; le consacré, l’inouï;; refuge dans la rassurante évidence des valeurs éprouvées, quête effrénée de l’inédit. Alors : «Journées (refuge) du patrimoine» contre «Nuit blanche (de l’art contemporain)» ?
Lancée en 1984 par Jack Lang, alors ministre de la Culture, les «Journées du patrimoine» visaient à apporter un supplément de stabilité dans une société en plein bouleversement et en proie à la division. Les monuments et édifices historiques, expression tangible d’une tranquille pérennité et témoins matériels d’une grandeur passée, devaient ainsi arrimer les Français à leur histoire et les rassembler autour de grands emblèmes de la nation. L’affiche pour l’élection présidentielle de 1981, montrant François Mitterrand photographié devant une église romane pour symboliser «La force tranquille», avait, en matière de patrimoine, une valeur quasi programmatique.
Depuis, la situation s’est considérablement aggravée. La précarité professionnelle et sociale, la mobilité forcée, la dématérialisation croissante des activités, et la recomposition internationale de la production et du pouvoir: tous ces facteurs d’instabilité ont bouleversé nos vies, nos sensations, nos actions, nos rapports au monde, aux choses et aux autres.
La désorientation des esprits a suscité une forte demande de repères, d’ancrage, de matière, de certitude brute et massive — d’identité. D’où un goût croissant pour les vieilles pierres, les objets anciens, même les plus modestes, et un désir de vouloir conserver les traces des choses et des activités frappées de disparition par un fort mouvement d’obsolescence.
Depuis un quart de siècle, les bâtiments et les édifices du patrimoine sont ainsi pris comme des remparts spatiaux, temporels et symboliques contre l’accélération et la virtualisation croissantes du monde contemporain ; comme des pôles d’immobilité et de pérennité — de tradition.
Ainsi déconnectés des grands enjeux du présent et ancrés dans le passé, les éléments du patrimoine servent à fabriquer du consensus, à susciter de la nostalgie, à transmettre des valeurs rassurantes d’un passé apaisé, voire à communier autour des lieux et des objets somptuaires du pouvoir — tel est notamment l’effet des visites-pélerinages proposés dans des lieux officiels «habituellement fermés ou invisibles au public».
On comprend dès lors l’attention que les pouvoirs publics accordent au patrimoine qui mobilise la plus grosse part du budget du ministère de la Culture.
Mais, restrictions budgétaires et orientations politiques obligent, le gouvernement veut donner une expression économique aux fonctions symboliques et idéologiques traditionnelles du patrimoine. L’économie, en particulier celle du tourisme, devenant un moyen de réinscrire le patrimoine dans les enjeux d’aujourd’hui: «Pour moi, déclare le ministre, le patrimoine ne relève pas de la nostalgie, c’est un capital d’avenir. Il s’agit de l’attractivité de notre pays. Le patrimoine est la source d’une grande activité » (Le Monde, 16 sept. 2005).
Les maîtres-mots sont, comme pour les musées, «l’animation et la valorisation» avec pour objectifs le «rayonnement de la France» et la rentabilisation.
Il est désormais demandé aux acteurs culturels d’inscrire systématiquement dans une dynamique économique leur activité de conservation des objets dont ils ont la charge (tableaux, meubles, bâtiments, etc.).
Et le ministre de donner le ton : «Je ne suis ni M. Supplément d’âme ni le ministre des beaux-arts. Je veux apparaître comme celui qui donne une place stratégique à l’action culturelle».
Il n’est cependant pas certain que la culture et l’art résistent à cette double épreuve de marchandisation et d’instrumentation qui les réduit à l’unique sens de la quantité, du nombre, de l’efficacité…
André Rouillé.
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Pae White, Chemin de fer, 2005. Soixante-quinze briques bleues. Dimensions variables. Courtesy galerie Ghislaine Hussenot, Paris.