Le Palais de Tokyo est perpendiculaire à la Seine. Le Palais de Tokyo n’est pas un musée mais un site de création contemporaine. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans ne sont pas des conservateurs qui créent des événements. Les événements se produisent dans un lieu qu’ils ont orienté vers un brassage libre, ouvert, modeste, le projet est global mais accueille les actions locales, sans exotisme.
Pas de grandes démonstrations, pas de vulgarité médiatique : dans le Palais de Tokyo les oeuvres, actions, débats ont lieu tout simplement, dans un contexte qui contredit le pouvoir de la télévision et de l’aplatissement des formes et du sens. Il a cet avantage d’être ouvert jusqu’à minuit et on y dîne très bien, près des grandes photographies de Beat Streuli, on y achète des livres, les artistes et les médiateurs invitent le visiteur à des rencontres souples. Ce site est un lieu de vie à Paris.
Le Palais de Tokyo suscite des commentaires, on en parle. Depuis son ouverture, un très grand nombre d’oeuvres ont été installées, de nombreux débats se sont déroulés, en rebondissant sur l’actualité, les questions institutionnelles ou moins institutionnelles, du spectaculaire au très discret, non sans humour ou férocité.
Peut-être que cette plateforme artistique est l’un des derniers avatars du musée, son retournement, sa perturbation définitive. Il est parfois troublant de déterminer extérieur et intérieur, car les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont donné à cette grande structure en verrières et béton, née en 1937, une étonnante flexibilité, qu’il s’agisse des grandes circulations, des ouvertures ou des angles les plus reculés. Leur référence est la place Djemaa El-Fna à Marrakech. Transparences, limites et espaces en attentes sont en relation avec les espaces investis, pour un temps ou pas.
On croit avoir tout vu mais il faut regarder d’un peu plus près le texte du cartel, les matériaux de l’oeuvre, les matières, la disposition des objets, des images ou des grands murs, s’asseoir par exemple dans le salon de Meschac Gaba ou entrer dans l’espace de Frank David, pour commencer à saisir que l’aléatoire n’est présent que dans ce qui est vécu, expérimenté par les artistes et des visiteurs qui peuvent être aussi des participants.
Les oeuvres sont posées (les SDF de Virginie Barré sont terribles), installées (Alain Declercq parle lui aussi de la mort sur un simple palissade de chantier), et elles réagissent au lieu au fil des jours, de la lumière, des moments, des renouvellements ici ou là . La vie et ses espaces intermédiaires ont leur place : on peut toucher ou pas, inscrire sa trace ou jouer une partie de soi dans l’abandon de la rentabilité du culturel.
On rencontre certaines choses, pas d’autres, il y a des vides, des pleins, du calme, du son, des hauts et des bas, du ready made et du manufacturé. La fluidité irrigue les alvéoles, les pièces, il n’est pas rare que les senteurs du restaurant montrent qu’il n’y a pas de séparation entre l’art, le laboratoire et la vie la plus indifférenciée. Toutes les oeuvres n’ont pas la même force suggestive ou active. Peu importe, le risque fait partie du jeu. Le plus important semble-t-il reste d’interroger sans cesser les possibilités de mouvement, de production artistique, dans le passage du temps.
L’archivage critique se fait et se voit, mais dans une forme de transparence qui faciliterait d’abord la réflexion immédiate plutôt que la stratification plus lente qui permettra des classifications et des inventaires a posteriori. Le Palais de Tokyo correspond avec son voisin immédiat, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris initiateur de tant de débats fructueux et qui présente sous l’égide de Suzanne Pagé des expositions déterminantes. Le Palais de Tokyo peut paraître plus fluctuant, il est en train de faire vérifier qu’il était très nécessaire dans une capitale internationale comme Paris. Les débats suscités par Navin Rawanchaikul en sont une preuve éclatante. Champ d’intensités, le site de création contemporaine doit sans doute assez rapidement permettre de déloger les pièges de l’institution à l’intérieur de l’institution, en plaçant l’artiste au coeur du débat, ainsi que l’indique l’une des publications du Palais de Tokyo.
Comment produire et échapper à la surveillance conditionnante des systèmes ? En étant le grain de sable qui gêne parce qu’il existe très fort ou en renvoyant à l’arbitraire sa propre force entropique. La dynamique du Palais de Tokyo se diffuse à toute vitesse, l’air de rien.