Si le XXe siècle a effectivement débuté aux alentours de 1913, le troisième millénaire pourrait bien s’être ouvert en 2013, avec la phase opérationnelle de l’alliance entre Facebook et Instagram qui, à la conjonction des smartphones et des réseaux numériques, sont parvenus à s’approcher au plus près de nos vies. En scrutant, suivant, croisant et stockant les informations les plus fines sur les éléments les plus ordinaires et les moments les plus quelconques de nos existences, ils ont ouvert d’une façon décisive le sanctuaire privé constitutif du sujet humaniste occidental. Le millénaire commence ainsi par une profonde rupture anthropologique qui porte à un niveau rarement atteint la production des savoirs-pouvoirs à la plus grande proximité de nos vies. Nouveaux régimes et modes de production de savoirs au profit de nouvelles versions des pouvoirs économiques, politiques et idéologiques.
Mais cette situation caractéristique du basculement de la «société du spectacle» (Guy Debord) dans la société de l’information s’accompagne d’enjeux esthétiques non moins cruciaux, mais grandement refoulés, liés à l’essor du numérique. Dans les discours esthétiques, les images numériques sont en effet largement oubliées, ou malmenées. Parce qu’avec elles, plus qu’avec d’autres types d’images, l’esthétique est submergée par la technologie. La plupart du temps, les propos technicistes parasitent les réflexions esthétiques, et même se substituent à elles. Y compris dans les sphères académiques les plus autorisées. C’est en particulier le cas en photographie où la différence essentielle entre l’esthétique argentique et l’esthétique numérique est balayée par le faux argument de la facilité pratique, ou par la minimisation des effets esthétiques des matériaux et processus opératoires.
Le numérique ne ferait, sans supplément essentiel, que faciliter et accélérer ce que l’argentique permet déjà depuis longtemps, répètent à l’envi ceux qui sont plus attachés aux permanences qu’aux ruptures. On ferait les mêmes «choses», mais plus vite, mais en plus grande quantité, mais moins cher, mais avec la possibilité d’éliminer les clichés à volonté, mais sans avoir à les développer et les tirer en laboratoire, mais en pouvant instantanément les diffuser dans les réseaux de la planète, etc. On peine à croire comment les contempteurs du numérique peuvent soutenir la fiction d’une identité essentielle qui est à ce point grevée de différences.
En vérité, ceux qui pensent ou agissent de la sorte ne considèrent, ne voient et n’exploitent dans le nouveau dispositif que ses permanences avec l’ancien, qui ne retiennent dans ses nouvelles potentialités que celles qui maximisent les anciennes pratiques sans vraiment les bousculer. Ceux qui perpétuent avec le numérique le faire traditionnel hérité de la photographie argentique.
Et ce déni de la rupture en nature introduite par le numérique dans le dispositif photographique, donc dans les conditions concrètes du faire, est redoublé par un autre déni: celui de la différence esthétique, celui des formes et des postures d’images, celui des modes de regard.
Le numérique ne permet pas seulement d’opérer plus vite, d’accélérer les protocoles existants comme l’ont fait tous les changements en degré qui n’ont jamais cessé, au fil des ans, d’améliorer les performances du procédé. Il permet de faire différemment image, d’autres types et d’autres formes d’images.
Ainsi, la possibilité devenue banale de prendre en quelques heures plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, de clichés avec un appareil ordinaire muni d’une carte mémoire de grande capacité, est loin de se réduire à une simple accélération de la production des images. A ce rythme et à cette quantité, on se situe dans une autre galaxie que celle de la photographie traditionnelle basée sur des bobines argentiques de douze ou trente-six vues exigeant en outre un long travail en laboratoire avant d’accéder à la visibilité des images.
L’appareil numérique, qui confère un tempo inouï à la fabrique des images, et qui est d’ailleurs souvent dépourvu de ce viseur emblématiquement enraciné dans la Renaissance, conduit tout bonnement à l’éclatement des trois principaux piliers de l’esthétique en vigueur dans la photographie argentique: le cadrage, la composition géométrique, et… l’hégémonie du regard.
Dès lors que l’appareil photographique — de plus en plus souvent intégré dans les téléphones mobiles — est doté d’un écran à la place d’un viseur, l’œil est mis à distance, et l’image dépourvue de cette centralité à partir de laquelle s’organisaient sa forme, sa composition, et le cours de sa saisie. En somme le numérique fait vaciller l’édifice esthétique qui a émergé avec la peinture de la Renaissance, et qu’a généralisé la photographie argentique.
La modeste productivité de la photo argentique — comparée à celle de la photo numérique — est autant imputable à son mode opératoire technique qu’à son régime de vision et de composition. La production de clichés argentiques est en effet toujours parcimonieuse: matériellement et économiquement limitée et esthétiquement ralentie en amont et en aval de la saisie. Sous la souveraineté d’un œil armé d’un viseur, les clichés bénéficient cas par cas d’un processus esthétique singulier souvent méticuleux de recherche du meilleur point de vue, du cadrage le plus juste, de l’instant le plus pertinent, de la composition la plus signifiante et harmonieuse, etc.
C’est tout ce processus qui s’effondre sous le flux nourri des clichés numériques, de l’accélération de la production, et de la mise à l’écart de l’œil au profit du corps. Avec l’argentique, les photographes avaient appris à voir l’image avant de la faire (c’était la «prévisualisation»); avec le numérique, ils la font sans la voir, puisque désormais les clichés se fabriquent — en mode «rafale» — plus vite que l’œil ne peut voir. Sur le terrain, l’œil a donc fait place au corps, le regard au corps à corps, et la composition à l’accumulation des clichés. Ce n’est qu’après, face au matériau iconique des images faites, et non plus au contact du monde, que l’œil reprend ses droits. Non plus sur le monde, mais sur des images: des fictions du monde.
Cette sorte d’esthétique (numérique) de non-voyant est aussi une esthétique de l’enveloppement des choses et des événements dans un flux de clichés produits «en rafale». Elle succède à une esthétique (argentique) gouvernée par un œil armé d’un viseur, et par la loi de l’image unique et souveraine, saisie à l’«instant décisif» au juste endroit.
En outre, la plupart des clichés numériques sont réalisés au moyen de smartphones qui permettent de photographier sans compter, en réagissant plus qu’en réfléchissant, sous la forme réflexe d’un dégainer-capter-partager sans vraiment voir, sans cadrer, sans composer, comme sans regard. Ce nouveau mode du faire photographique a généré en moins d’une demi-décennie une frénésie de clichés des instants quelconques et des micro-événements de la vie quotidienne des gens ordinaires — ni des photographes dotés d’une certaine culture photographique, ni des amateurs capables d’accorder un minimum d’attention à la réalisation et à la forme de leurs clichés. Il s’en est suivi un vaste bouleversement des critères esthétiques, tant sur les plans formels que thématiques.
Photographier avec l’argentique conférait une certaine unité au monde en réduisant symboliquement son chaos dans la cohérence géométriquement construite d’un cliché soigneusement composé dans le respect de règles séculaires. Le numérique, lui, introduit en photographie des postures et autorise des attitudes esthétiques inverses qui ouvrent la possibilité d’une esthétique de la dispersion — sans doute plus apte à saisir quelque chose de ce monde-ci.
André Rouillé.
Le présent éditorial est une version modifiée et augmentée de l’éditorial «Esthétique (numérique) de la dispersion», n° 396 du 27 sept. 2012
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