ART | CRITIQUE

Le Nuage Magellan

PMuriel Denet
@12 Jan 2008

L’exposition «Le Nuage Magellan» réunit les projets d’un architecte et les œuvres de six artistes européens qui se penchent sur le modernisme envisagé comme projet social et code esthétique : une constellation qui nous revient comme un boomerang depuis un futur définitivement raté.

Le «Nuage Magellan» est une constellation qui nous revient comme un boomerang depuis un futur définitivement raté. Les utopies urbanistiques et architecturales du modernisme s’y sont effondrées avec les politiques et les régimes qui ont cru pouvoir s’y identifier. Alors que la Yougoslavie s’est pulvérisée, que l’ex-RDA est vendue par lots, que les néons sans fonds de commerce s’éteignent à Varsovie, et que le musée d’art contemporain de Bucarest s’installe, sans précaution aucune, dans le palais de Ceausescu, Joanna Mytkowska présente, à l’Espace 315, des artistes qui s’emparent de l’encombrant héritage.

La façade extérieure, couverte des dessins satiriques de Dan Perjovschi, annonce une posture critique, non pas tant du passé que du présent. D’un trait proche du graffiti salace, Perjovschi croque des mises en boîtes sarcastiques de l’institution muséale —en l’occurrence du Centre Pompidou et de ses dérives commerciales, et des grandes inquiétudes du monde globalisé— immigration, guerre, et faux-semblant généralisé. Mais c’est le mode d’expression lui-même qui fait la truculence du pied-de-nez. Libre et gratuit, il échappe à l’institution et au marché, tout en requerrant la présence physique de l’artiste, qui impose par une œuvre in situ, déclinable à l’infini, pauvre, et éphémère.

Juste derrière le guichet d’entrée, sa compagne Lia Perjovschi expose un mural qui s’annonce comme une Histoire subjective de l’art. En quelques planches juxtaposées, collées à même le mur, des photographies y reproduisent un panel d’œuvres d’artistes modernes et contemporains, dont l’effet réducteur du format vignette et du noir et blanc grossier rabote les formes et le sens. Un nivellement qui fait basculer l’assemblage didactique en une composition hermétique.

Dans la pénombre de la grande salle, les pimpants néons aux couleurs acidulées de Paulina Olowska contrastent gaiement avec les œuvres grises de Mickael Hakimi, et David Maljkovic. Une fresque festive mélange les genres, ambiance club, bulles et volutes, pâtes-pizza-sushi à toute heure. Mais cette création-collage n’est qu’un moyen, un moment de l’œuvre, qui a consisté en la restauration d’un néon de l’époque socialiste, avec l’implication active des locataires de l’immeuble sur lequel il est installé.
Une vidéo montre de quoi il s’agit : place de la Constitution à Varsovie, une volleyeuse en extension envoie au ciel une balle, qui lui revient en un cycle perpétuel. Une image qui boucle et ne fait la publicité de rien. La démarche de Polowska est assurément empreinte d’une certaine nostalgie. Nostalgie de la gratuité, et nostalgie d’une forme de lien social qu’elle tente de restaurer en même temps que le néon.

Le troisième volet du triptyque de David Maljkovic interroge aussi cet héritage singulier d’un monde, et d’un pays –la Yougoslavie-, disparus. Dans une vaste paroi courbe, patchwork précaire de placoplâtre brut, mi-chantier, mi-ruine, est niché un film tourné sur un Mémorial à la gloire des résistants communistes contre le nazisme et le fascisme. Visité par tous les écoliers de sa génération, aux fins édifiantes que l’on devine, ce lieu de promenade verdoyant, couronné d’un bâtiment futuriste et aveugle, est laissé à l’abandon.
L’artiste, en quête de nouveaux rituels, y compose un rassemblement, qui prend le contre-pied du modèle grégaire et encadré de son enfance. Des jeunes gens et jeunes filles y vont par grappes, conversent en petits groupes, jouent au foot avec une balle bricolée, écoutent de la musique électronique, adossés à des automobiles, qu’un emballage intégral en papier aluminium rend aussi futuristes et obsolètes que le monument à la gloire de la Résistance, en une suspension indécidable de temps et de sens.

Les tonalités grises de la composition de Maljkovic sont aussi celles des œuvres de Michael Hakimi et de sa vision d’une modernité urbaine sans profondeur. Des bandes de papier, accrochées au mur, déroulent, parfois jusqu’au sol, des plans sommaires, des sismographies imaginaires, des skylines statistiques, ou des silhouettes d’immeubles tarabiscotés, couverts d’antennes paraboliques, qui semblent se muer en capteurs branchés sur l’espace d’exposition. Un renversement, qui signale un point de bascule improbable entre haute technologie, et techniques archaïques (découpage, brûlage, huile végétale), netteté aseptisée et misère ordinaire (au sol, un mouchoir et quelques menues monnaies, plus loin un étal de vente à la sauvette), isolement et connection unilatérale au monde.

La caméra passe d’un écran de télévision, qui éclaire de ses lueurs blafardes de l’ailleurs un intérieur impersonnel, à l’extérieur froid et désolé, où les bulldozers s’activent. Nous sommes à Silberhöhe, près de Leipzig. Clemens von Wedemeyer filme un ensemble d’habitations voué à la destruction comme le décor pesant d’un scénario sans dénouement. Les plans séquences s’enchaînent comme autant d’amorces de fiction qui n’embrayeront jamais : une factrice entre, sans crier gare, dans un cadre vide de présence humaine, des pylônes haute tension grésillent, une voiture démarre, des buissons s’agitent dans le blizzard qui balaie la plaine morne et déserte. Ne reste que l’attente d’une disparition annoncée.

Derrière les paravents satiriques et faussement pédagogiques des Perjovschi se tapit, sinon la nostalgie, du moins la crainte que l’oubli ne fasse table rase de ces utopies, qui ont rêvées de nouveaux rapports sociaux, dans des villes ouvertes et lumineuses. Placées sous l’égide de l’architecte Oscar Hansen, dont les projets d’ « humanisation » de villes conçues sur ce modèle moderniste en disent long sur son échec, les œuvres qui composent ce Nuage bruissent des vies vécues là, malgré tout, qu’elles semblent vouloir retenir dans des trames sensibles et ténues.

Michael Hakimi,
— Au niveau de la rue
— Cercle blanc, 2006. Peinture, papier recyclé.
— Bâtiments s’affaissant, 2006. Bois, laque.
— Carte de rivière, 2006. Spray, papier.
— Voir les atrocités, 2006. Impression numérique.
— Introspection du monde extérieur, 2006. Impression numérique.
— Règle de vitesse, 2006. Huile végétale, papier recyclé.
— Skyline (calibre), 2006. Spray, papier recyclé.
— Pièces de monnaie, 2006. Pièces de monnaie, mouchoir.

Oskar Hansen
— Etude pour l’humanisation et le développement de la ville de Montréal, début des années 80.

David Maljkovic
— Scene for a New Héritage 3, 2006-2007.Vidéo 11 min 04 s. DVD couleur et son. Installation bois et placoplâtre.

Paula Olowska
— Sans titre, Assemblage de néons, 2006.
— Restauration du néon La Joueuse de volley-ball, Place de la Constitution, Varsovie, 2006. Vidéo 50 min.

Dan Perjovschi
— The Pompidou Drawings, 2007.

Lia Perjovschi
— Une histoire subjective de l’art, 2006.

Clemens von Wedemeyer
— Silberhöhe, 2003. Film 35 mm transféré sur DVD. 10 min en boucle.
— Die Siedlung (The Estate), 2004. Vidéo.

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