Apparemment, la visite à Paris du dictateur libyen Kadhafi, reçu en visite officielle pendant cinq longs jours, avec tous les honneurs de la République, n’a rien à voir avec l’art et la culture. Pourtant cette visite emblématique les concerne directement, et en profondeur.
Il ne s’agit pas d’un simple épisode. C’est un événement politique qui jette une lumière crue sur la France d’aujourd’hui où le pragmatisme commercial est, en quelques mois, devenu le principe directeur, la valeur suprème, de l’action présidentielle. Jusqu’à transformer le chef de l’État en VRP des grandes entreprises du CAC 40, et ébranler la culture dans ses fondements.
Selon ce nouveau pragmatisme, il serait vital et urgent, pour l’avenir de «nos entreprises» et de la France, de signer le maximum de contrats de vente d’équipements français, quitte à être indulgents sur la moralité politique des clients. Vendre des équipements souvent sensibles, usines nucléaires ou avions de chasse, à des dictateurs, à des pays qui ignorent ou bafouent la démocratie, qui, comme la Libye, pourchassent les moindres velléités d’opposition au régime et pratiquent ouvertement la torture.
Vendre ainsi sans états d’âme peut certes rapporter gros à court terme, mais au prix de nécessaires concessions vis-à -vis des valeurs séculaires de la France : la liberté, la démocratie, la culture et les droits de l’homme.
Chaque contrat signé avec un dictateur, ou avec un pays politiquement peu fréquentable, écorne et ternit l’image de la France. Il entache de compromissions et de renoncements cette «singularité française», dont la très pompeuse «exception française» chère au ministère de la Culture tente vainement de colmater les brèches de plus en plus béantes.
La business diplomatie brade «l’âme» de la France au profit d’une rentabilité immédiate. Elle sacrifie la longue durée de la culture au temps court du commerce, trahissant une incapacité à harmoniser ces deux temporalités.
Les autorités françaises le sentent d’ailleurs très bien qui ne manquent pas une occasion d’affirmer qu’aucune vente ne se conclut sans appels explicites au respect des droits de l’homme, sans rencontres avec tels ou tels militants locaux de la démocratie. Le chef de l’État aurait su trouver cet équilibre subtil et exigeant entre souplesse commerciale et intransigeance démocratique. Le business serait enfin devenu éthique, la France saurait désormais à la fois exporter ses produits et diffuser ses valeurs.
C’est précisément ce que le colonel Kadhafi vient démentir à Paris en prenant un malin plaisir à prétendre publiquement qu’il n’a pas entendu les propos éthiques du chef de l’État, et à justifier le modèle social et politique libyen contre celui des démocraties occidentales.
Aussi détestable que soit le personnage, sa visite à Paris crée un malaise parce qu’elle fait éclater sur le sol français trois bombes discursives, selon des méthodes plus terroristes que diplomatiques. A savoir :
1. la France ne peut pas exiger de ses clients un respect des droits de l’homme qu’elle bafoue en permanence sur son sol, notamment à l’encontre des immigrés des banlieues;
2. les fameuses exigences démocratiques que la présidence se targue d’associer à ses actions commerciales sont au mieux inaudibles, au pire inexistantes, en tout cas totalement superflues face au client-roi fort de ses milliards d’euros;
3. l’époque coloniale est définitivement terminée, la puissance et l’autorité ont changé de côté. Aussi Kadhafi peut-il ostensiblement opposer ses valeurs et sa culture aux modèles occidentaux, en défendant le modèle «démocratique» libyen, en plantant sa fameuse tente bédouine au cœur de Paris, et en multipliant les affronts, les critiques, les bouffonneries à l’égard de la France et de son président.
La France a obtenu la libération des infirmières bulgares, et va sans doute signer plusieurs milliards d’euros de contrats. Mais le colonel Kadhafi l’aura utilisée pour faire son retour sur la scène internationale, tout en venant délibérément la compromettre et l’humilier sur son propre sol.
Le coût est immense qui hypothèque à long terme, et de façon peut-être irréversible, le capital symbolique de la France.
A force de fréquenter les régimes les plus infréquentables de la planète, et de se soumettre au pragmatisme à court terme de la marchandise, la France est en train de brader ses valeurs les plus sensibles et fragiles, qui sont aussi les plus précieuses et les plus distinctives.
Valeurs forgées au fil de l’histoire, qui sont l’expression de la mémoire du peuple, le socle de sa culture et de son aura politique sur la scène internationale. Valeurs culturelles sur lesquelles, dans un proche avenir, reposeront les édifices commerciaux les plus solides.
L’actuel triomphe du pragmatisme s’accompagne donc d’une profonde défaite de la culture, que confirme encore le «budget d’austérité» (Christine Albanel) attribué au ministère de la Culture, en contradiction avec les engagements de campagne du Président.
Avec ce paradoxe que la culture, qui confère épaisseur symbolique aux marchandises et prestige à la France, est, aujourd’hui déjà , un atout précieux dans la concurrence commerciale, et que ce rôle devrait demain s’accentuer avec l’essor des sociétés de l’intelligence…
C’est cet avenir économique lui-même qui est gravement compromis par la défaite que le pragmatisme commercial exerce sur la culture.
André Rouillé.
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Ultralab, L’Ile de Paradis, Map 03. Unreal Super Sunshine Special K Exhibition Edit, 2007. Dispositif multimedia. Dimensions variables. Courtesy Musée du Jeu de Paume. Ultralab.