ART | CRITIQUE

Le mont Fuji n’existe pas

PFrançois Salmeron
@20 Juil 2012

«Le Mont Fuji n’existe pas», tel est l’étonnant constat que nous livrent les commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel, après un voyage au Japon. De là, ils ont décidé d’exposer des artistes, asiatiques notamment, dont chaque œuvre tente d’apporter un éclaircissement à la question de savoir si la fameuse montagne existe ou non.

Interrogeant le mythe qui affirme que le Mont Fuji serait visible depuis n’importe quel lieu au Japon, Elodie Royer et Yoann Gourmel en sont finalement arrivés au point de remettre en question cette légende. Plus largement, ils questionnent le problème du tangible et du visible dans la création artistique et dans la représentation, étant donné que le Mont Fuji est représenté de mille manières via des cartes postales, des estampes, ou bien encore sur des billets de banque, comme symbole du pays du Soleil Levant.
Elodie Royer et Yoann Gourmel ont alors constitué un riche parcours regroupant des artistes de tous horizons, et originaires d’Asie notamment, s’exprimant via une multitude de supports (livre, dessin, musique, vidéo, photographie, performance) pour tenter de répondre à la question de savoir si le Mont Fuji existe ou non.

Notre parcours débute ainsi par les œuvres de Hamish Fulton qui rendent compte de ses expériences de randonneur. Marcheur invétéré, Hamish Fulton a rédigé des notes, finissant par constituer de véritables carnets de route, où il retranscrit ses impressions, décrit les paysages, les animaux, les bruits et les personnages qu’il aura rencontrés lors de ses cheminements.
Ainsi, il relate ses pérégrinations dans des livres regroupant des notes (Walking Through), ou bien des photographies (Touching by Hand a Hundred Rocks), ou bien encore des dessins représentant des éléments qu’il aura donc croisés sur sa route (découpe de crêtes ou de sommets, lignes d’horizon, nuages, inscriptions remarquées sur les murs d’un village). Avec tous ces éléments sous les yeux, nous pouvons alors tenter de reconstituer mentalement le parcours de l’artiste.

Néanmoins, Hamish Fulton soutient qu’«un objet ne peut rivaliser avec une expérience». Dès lors, n’y a-t-il aucune équivalence possible entre ce qui est vécu, et ce qui voudrait représenter et rendre compte de ce vécu individuel? La représentation peut-elle véritablement attester de l’expérience qu’elle cherche à traduire et à rendre partageable avec autrui? Ce passionnant travail de Hamish Fulton se voulant avant tout comme documentaire et archive, semble soutenir qu’un gouffre incommensurable sépare ce qui est vécu et ce qui tend à représenter ce vécu et à en attester. Le Mont Fuji n’existerait donc que pour celui qui en aura fait lui-même l’expérience, en le voyant de ses propres yeux, ou en le gravissant à la force de ses mollets.

L’artiste japonais Shimabuku évolue quant à lui dans un univers beaucoup plus poétique et décalé, voire parfois carrément absurde. Dans les diapositives Sur le chemin de la montagne de sable dans la forêt berlinoise, Shimabuku nous dévoile son Mont Fuji à lui, qui se trouverait caché au beau milieu d’une forêt berlinoise. Il sonde également le mythe de la Montagne aux Singes, à Kyoto, où l’on dit que de petits primates contemplent des bouts de verre.
Ainsi, d’après lui, le rôle de l’artiste n’est pas tant de créer des œuvres tangibles, que de donner corps à des légendes et de provoquer des rencontres avec autrui. Tel est d’ailleurs son objectif dans Lever de Soleil sur le Mont Artsonje, où il invite le personnel d’un musée coréen à monter sur le toit de l’immeuble du centre d’art où ils travaillent et à contempler le soleil, comme on le ferait depuis le sommet d’une montagne.

Lenka Clayton et Michael Crowe tentent eux aussi d’établir une connexion avec autrui, mieux même, avec le monde entier, en adressant des courriers personnalisés aux habitants d’une même ville ou d’un même quartier. Mais que reste-t-il de ces centaines de lettres? Qu’est-ce qui atteste de la réalité de ce projet?
D’après les deux artistes, l’art ne réside justement pas tant dans un objet visible dans une galerie par exemple, que dans la réflexion qu’une démarche fait naître chez autrui. Ce qui compte, c’est bien plus le processus de création et ce qu’il suscite chez son destinataire, plutôt que le résultat de ce processus qui se cristalliserait dans un objet donné.
Ces Mysterious Letters envoyées aux résidents de deux rues situées à proximité du Plateau font œuvre de part la réaction qu’elles provoquent chez leurs destinataires. Et une petite annonce parue dans les colonnes du quotidien Le Monde le jour du vernissage de l’exposition, atteste de l’existence de cette démarche, en dévoilant que 436 lettres manuscrites ont belle et bien été envoyées dans Paris.

De la même manière que Elodie Royer et Yoann Gourmel se demandent si le Mont Fuji existe véritablement, cette exposition met en avant des artistes qui interrogent le concept même d’œuvre d’art, et qui ne semblent d’ailleurs pas d’accord pour dire que celui-ci résiderait dans une sorte de produit final ou d’objet.
Par exemple, dans la vidéo i.e. 1, Benoit Maire inspecte les petits ustensiles qu’il aura créés jusque-là et les confronte, incrédule, à la réalité. L’œuvre en tant qu’objet parait alors elle-même sans finalité. Par contre, l’œuvre en tant que projet et démarche, demeure une quête en soi.
L’artiste japonais Chitti Kasemkitvatana, se focalise, quant à lui, sur des performances fortement influencées par la spiritualité bouddhiste, et les œuvres exposées ne sont là que pour témoigner de ses démarches et de ses expérimentations, comme un marqueur ou une preuve de ses interventions dans Paris.

Le collectif japonais The Play multiplie lui aussi les performances en pleine nature cette fois-ci. Construisant un pont, une maison sur un radeau dans laquelle les membres du collectif habitèrent une semaine tout en descendant une rivière, lançant un œuf de 2 x 3 mètres en pleine Mer du Japon, The Play se revendique comme une pure pratique, comme une dynamique collective, n’ayant souci ni de son résultat, ni de produire ce que l’on nomme communément de l’«art».
Le collectif s’est ainsi vu proposer de reconstituer son radeau en forme de flèche et constitué de polystyrène, afin de naviguer sur la Seine, ou plutôt de se laisser dériver sans véritable finalité (Current of Contemporary Art).

Å’uvres

— Hamish Fulton, Broken Wook Mountain Skyline, 2008.
— Hamish Fulton, Three Small Mountains, 2008.
— Shimabuku, Lever de Soleil sur le Mont Artsonje, 2007. Performance / Film Super 8, couleur, muet. 3’30.
— Shimabuku, Sur le chemin de la montagne de sable dans la forêt berlinoise, 2012. Peformance / Projection de diapositives.
— Lenka Clayton et Michael Crowe, Mysteripus Letters, 2009.
— Benoit Maire, i.e. 1, 2012. Vidéo HD, couleur et son. 15’40.
— The Play, IE, 1972.
— The Play, IE, Current of Contemporary Art, 1969.
— Julien Gasc et Bruno Persat, Le début de la Grèce (d’Héraclite à la famille Barbéris), 2012.

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