Taysir Batniji
Le monde n’est pas arrivé
Pour réaliser sa série GH0809 (Gaza Houses 2008-2009), Taysir Batniji n’avait pu franchir le blocus imposé à Gaza depuis juin 2006. Il a donc dû confier au journaliste Sami al-Ajrami le soin de photographier, selon des contraintes bien précises, les habitations touchées par les bombardements de l’armée israélienne.
Entre le 27 décembre 2008 et le 18 janvier 2009, une opération militaire avait fait plus de 3300 victimes, dont 75 % étaient des civils, et 5450 blessés.
Tout comme il l’a fait pour la série Watchtowers (2008) en empruntant le style légendaire des Becher, Taysir Batniji crée un décalage entre un mode de représentation ultra référencé, bien connu du public, et des sujets propres au reportage de guerre, redonnant ainsi corps à ces images. Au sol, devant cette installation photographique, quelques carreaux de carrelage dans un serre-joint : assemblage réalisé à partir de l’un des vingt-cinq dessins préliminaires, représentant des objets fragmentaires chimériques inspirés de certains détails des images de GH0809.
Un jour, Taysir a parlé de sa surprise devant un kiosque où s’affichait : Le Monde n’est pas arrivé. Il eut un instant d’hésitation avant de comprendre qu’il s’agissait du journal et non d’autre chose. Ce sont aussi de tels détails, qui s’insinuent dans nos vies mine de rien, que l’artiste sait nous faire voir et partager.
Peut-être est-ce en pensant à ces petits riens, très présents dans son œuvre, que Taysir écrit au graphite, en lettres d’un mètre vingt de haut sur le mur du fond de la galerie : MINEDERIEN. Tant il est vrai que toute réalisation dépend du soin et de l’importance accordés aux détails.
L’installation Socle du Monde, associant un matelas de pavés taillés et une photographie numérique prise dans l’obscurité du capuchon fermé de l’appareil (Constellation), est un hommage au fameux Socle du Monde de Piero Manzoni (1961), lui-même hommage à Galilée. La confrontation d’éléments antagonistes, sur le plan concret aussi bien que figuré, crée une harmonie par leur complémentarité même – la pierre, minérale, massive, porte le monde autant qu’elle représente son éternel recommencement en poussière, et le matelas, support du rêve et lieu de la conception, rend le minéral à son essence atomique.
La photographie numérique, elle, allège et transfigure le Socle, par son immatérialité. Rimbaud disait : « du choc naît le poème ».
Non loin de là , le trousseau de clés de l’artiste, en verre. Cet objet symbolique du chez soi et de l’intériorité interroge encore la conscience collective de la liberté de mouvement. L’une de nos libertés les plus élémentaires, celle d’aller et venir, est d’ailleurs contestée à tout un peuple. Mais plus largement, selon un principe d’hétérogénéité sémiotique cher à Taysir Batniji, cette cristallisation de la propriété pourrait être une mise en abîme de toute volonté de sédentarité, la possible fragilisation d’un immobilisme, celui de l’art compris.