Dans le monde du spectacle permanent, des myriades d’écrans scintillants de couleurs chatoyantes exhibent les figures du bonheur à consommer. Alors que la société industrielle a illuminé les villes et les vies au moyen de l’électricité, la société du spectacle procède à une généralisation de la couleur dans la presse et la publicité, au cinéma, à la télévision, ou dans l’industrie avec la mode, le design, et l’architecture également. Aussi, le spectacle du monde, de ses joies et peines, de ses bonheurs et drames, se donne-t-il aujourd’hui dans la lumière et la couleur, contre le noir.
Sur cette scène chatoyante, le noir occupe une place à part. Ce n’est pas vraiment une couleur comme les autres. C’est même une couleur maudite, qui s’est vue, durant trois siècles, dénier sa réalité de couleur par l’ordre chromatique newtonien. Le noir s’est aussi compromis dans l’utilité en accompagnant les premières périodes de tous les grands moyens industriels de diffusion des images et des textes: la presse, la photographie, le cinéma, la télévision. Mais surtout, le noir est en Occident écartelé par une très ambivalente symbolique entre, d’un côté, les sphères positives de l’élégance et de la sobriété, de la rigueur et de l’autorité, et, d’un autre côté, les confins funestes de la tristesse, du deuil, du péché, de l’enfer, et bien sûr de la mort.
C’est par cette ambivalence, entre ombre et lumière, que le noir attire ou repousse, mais toujours fascine. En particulier les artistes.
Pierre Soulages, qui a su établir entre le noir et la lumière un dialogue fécond de reflets et d’ombres, de brillance et de matité, a bénéficié d’une grande exposition au Centre Pompidou (oct. 2009-mars 2010). Dans son sillage, et surtout avec de tout autres démarches que la sienne, de nombreux artistes ont, de multiples façons, abordé le noir. C’est du moins ce dont témoignent les collections des Fracs où ces œuvres se sont, au fil des trois dernières décennies, sédimentées en toute discrétion, mais en quantité et qualité suffisantes pour qu’au moins deux Frac aient récemment consacré une exposition au noir: «Paint it black», au Plateau (Paris), et «Code noir» au Frac Haute-Normandie (Sotteville-les-Rouen).
L’exposition du Plateau repose sur le parti pris très radical d’un choix «totalement arbitraire», entièrement «subjectif, voire artificiel», des œuvres. Cette démarche apparemment curieuse est en fait dictée par la louable attention à ne pas enfermer les œuvres dans le cadre d’un discours extra esthétique préétabli, à ne pas les réduire à l’état de simples illustrations. Il s’agit au contraire de prendre en compte une double logique. D’une part, la logique de la constitution sédimentaire d’une collection dans laquelle sont venues, au cours des trois dernières décennies, s’ajouter séparément des œuvres singulières, étrangères les unes aux autres. D’autre part, la logique signifiante des œuvres, qui ne sont pas des êtres de concept, mais de sensation — qui débordent les concepts et signifient par l’agencement de leurs formes, matériaux, et évidemment couleurs.
Or, ces œuvres rassemblées là sans autre principe que d’appartenir à la même collection et d’être de couleur noire jettent sur le monde contemporain un faisceau de regards pluriels, mais terriblement cohérents et convergents dans la noirceur. Un regard sombre sur la noirceur du monde. Il n’est évidemment pas question de la crise actuelle, ni de quelconques événements d’actualité plus ou moins proches ou violents. Les œuvres se tiennent toutes à distance de l’écume du monde, chacune dans un univers qui lui est propre, avec sa propre poétique (son faire art) et sa propre esthétique. Totalement situées dans l’art, les œuvres expriment quelque chose du monde. Et leur force d’expression, elles la puisent dans le «double caractère de l’art comme autonomie et fait social» (Theodor Adorno).
C’est d’ailleurs pourquoi la noirceur que ces œuvres expriment est très concrète: c’est celle de l’effondrement des grands piliers et socles du monde occidental moderne. A cet égard, la science, la technologie et la rationalité font esthétiquement l’objet de critiques, d’interrogations, de remises en cause et de contournements récurrents.
Pour obtenir les photographies composées d’éclats de lumière blanche sur fond noir de sa série Comment par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité, Bettina Samson a exposé pendant plusieurs jours des plans films aux rayonnements invisibles d’un minerai d’uranium. Dans une exposition antérieure (La Galerie, Noisy-le-Sec, 2008), elle avait associé cette série à L’Établi de Becquerel, lettre de son futur: une réplique du bureau du physicien français, accompagnée de la fameuse lettre d’Einstein au président des Etats-Unis, par laquelle s’enclencha la fabrication et l’utilisation à Hiroshima de la bombe atomique…
L’énergie atomique, et à travers elle les sommets de la science et de rationalité du XXe siècle, sont ainsi ravalés à l’irrationalité du hasard, du bricolage et de l’occulte, et condamnés pour leurs conséquences funestes.
Joachim Koester adopte un point de vue semblable en se plaçant dans le sillage du célèbre anthropologue Carlos Castaneda dont les livres à succès opposent le monde des chamanes et des sorciers aux impasses de la rationalité occidentale. Dans le film projeté à l’exposition, Koester vêtu de noir devant un fond noir s’exerce face à une caméra fixe à des passes magiques supposées permettre de naviguer dans «la mer sombre de la conscience».
Le goût de Joachim Koester pour le primitivisme technique et esthétique rejoint celui de Ben Rivers dont le film, The Coming Race (La race à venir), tourné en 16 mm, est lui aussi présenté au moyen d’un vieux projecteur émettant un fort cliquetis qui résonne comme un éloge sonore de l’obsolescence technologique et un refus ostentatoire du progrès. Tandis qu’à l’écran une horde fantomatique de silhouettes humaines difficilement identifiables gravit dans une épaisse brume, sans raison ni but apparents, une montagne encombrée de pierres… Le film et son dispositif concourent à créer une atmosphère étrange de menace à venir, de catastrophe majeure — peut-être la fin de ce monde-ci et de la race humain, et l’avènement d’une nouvelle «race».
D’œuvre en œuvre, certaines des grandes valeurs du monde moderne sont ainsi mises à mal. Parallèlement à la science et à la technique, le mythe du bonheur conjugal est battu en brèche par le film P.S de Margaret Salmon. Une longue, inextricable et dérisoire dispute conjugale suggère que la forme-couple, l’un des piliers de la structure sociale, est en train de se désagréger dans une déliquescence des sentiments et des rapports humains.
Cette confusion des valeurs, Dove Allouche la décline dans la série Les Fumeurs noirs constituée de négatifs sur papier obtenus à partir de photographies de missions océaniques profondes. En inversant les noirs et les blancs, le négatif donne aux abysses marins l’apparence de montagnes terrestres.
Le négatif, Inaki Bonillas s’en sert, lui, pour confondre le vrai et le faux, et pour entremêler le présent et la mémoire, en accentuant le doute qui pèse sur une série de photos d’un supposé grand-père mexicain dont la vie rocambolesque aurait été animée par un hypothétique désir d’être cowboy…
Quant à Evariste Richer, son œuvre Energie cinétique occupe la totalité d’un mur sur lequel sont directement collés bord à bord des tirages sur papier de format A3 figurant des impacts de grêlons enregistrés par les climatologues au moyen de grêlimètres.
Les grêlons dont les impacts sont à proportion de leur grosseur, donc de leur énergie cinétique, ont la propriété de tomber du ciel et de causer des dégâts sur terre. Quant aux relevés scientifiquement produits, et rationnellement ordonnés sur le mur (par ordre croissant d’intensité), ils esquissent des formes de constellations, et font en quelque sorte remonter les grêlons au-delà du ciel terrestre d’où ils sont venus, pour les projeter dans le cosmos, vers d’imaginaires voies lactées, très loin de notre petit monde d’ici bas.
Evariste Richer relie en outre les relevés de grêlons à un autre univers, celui de l’art, en particulier celui des clichés photographiques de ciels étoilés — les Célestographies — qu’August Strindberg a réalisés dans les années 1890 sur des plaques photo-sensibles sans appareil ni objectif, c’est-à -dire avec une pratique rudimentaire de la photographie.
Cette œuvre d’Evariste Richer trace donc une double échappée céleste hors du monde terrestre: entre un élan cosmique à rebours de la gravité et au-delà du ciel proche des climatologues, et une plongée dans un passé archaïque de la photographie.
Ces œuvres, et d’autres qui leur sont contemporaines, sont imprégnées de cette sensation diffuse mais persistante que l’époque est celle de l’effondrement du monde moderne et de ses principales valeurs, et de la faillite de la rationalité. Dans cette débâcle où menacent les périls, et s’assombrissent les perspectives, les œuvres esquissent, en noir, des lignes de fuite vers des ailleurs et des mondes possibles — cosmiques, archaïques, artistiques, imaginaires, fictionnels, ou chamaniques.
André Rouillé.