Ce qui nous a d’emblée frappés dans cette exposition consacrée à Josef Sudek, la première depuis 1988 en France, c’est l’impression de se trouver dans un monde ancien, figé, hors du temps. Comme si l’on se plaçait dans un cocon coupé du monde et de soubresauts, dans une bulle, celle de l’atelier de l’artiste et de son jardin, situé dans une cour d’immeuble de la Mala Strana, un des quartiers historiques de Prague. Pourtant, le destin du photographe tchèque est intimement et tragiquement lié à la grande Histoire et à la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle Josef Sudek, alors âgé d’une vingtaine d’années, perd son bras droit lors d’un combat sur le front italien. Rapatrié à Prague, Josef Sudek refuse l’opportunité que lui propose alors l’état tchécoslovaque, celle de jouir d’un poste à vie dans l’administration, en guise de «dédommagement». Rebelle, Josef Sudek se consacre dès lors à sa seule passion, la photographie, lui qui aspirait tout d’abord à devenir relieur.
Les premières œuvres de Josef Sudek, datées du milieu des années 1920, témoignent d’une influence pictorialiste et romantique. Car si Josef Sudek ne retouche pas à la main ses clichés, comme le préconise le courant pictorialiste qui domine alors la pratique photographique, on perçoit chez lui un goût très prononcé pour les atmosphères éthérées, brumeuses, et les effets floutés. Il traîne le long des rives de l’Elbe et leur confère une ambiance mystérieuse, enveloppée de nuages, avec une lune lumineuse et de grands arbres tortueux. Il privilégie surtout des tirages au charbon, accentuant les climats vaporeux, à la lumière diffuse. Josef Sudek réalise dès lors des vues de l’intérieur de la cathédrale Saint-Guy de Prague, où un homme hirsute, fumant la pipe avec un vieux chapeau vissé sur la tête, semble pourtant touché par la grâce divine via les rayons lumineux qui traversent l’image. Tandis que le pays est occupé depuis 1939 par l’Allemagne nazie, cet hommage rendu à la cathédrale, bâtiment historique de la capitale fondé par Charles IV, père de la patrie tchèque, peut ainsi sonner comme un vibrant hommage au patrimoine local, contre l’envahisseur barbare.
Lors de cette sombre période historique, Josef Sudek se met aussi à photographier depuis la fenêtre de son atelier. Est-ce une manière de se construire un havre de paix, loin du tumulte de la guerre, et de se préserver, alors que l’artiste a déjà payé un lourd tribut lors de son engagement en 1914? Josef Sudek photographie d’abord de nuit les halos de lumière provenant du voisinage, ou les éclairages publics, dans une ville bientôt soumise au couvre-feu sous l’occupation nazie. Au début des années 1950, alors que la Tchécoslovaquie se trouve cette fois-ci sous le joug soviétique, il arpente plutôt les rues de Prague. Un escalier, un parc public, une rive, des pavés luisants… On pourrait ainsi trouver dans ses œuvres un écho aux pérégrinations poétiques de Brassaï dans Paris.
Mais ce que l’histoire de la photographie retient surtout de Josef Sudek, ce sont les vues de son jardin, prises de plein jour, depuis la fenêtre de son atelier. On se rend ainsi compte que le photographe préfère travailler par séries. Celle-ci, sobrement intitulée Depuis ma fenêtre, semble à la fois empreinte de mélancolie, de fantaisie, voire de fantastique, comme si nous nous trouvions dans un poème de Verlaine ou une nouvelle d’Edgar Poe. La pluie ruisselle sur les vitres, la condensation et le givre embuent le verre, l’eau perle, dégouline et trace des sillons verticaux, telle des larmes. Josef Sudek construit par là des clichés contemplatifs auxquels chacun peut immédiatement s’identifier: qui n’a jamais regardé la pluie battre un paysage lors d’une après-midi, le regard dans le vague, l’esprit cotonneux?
Dès lors, il s’agit pour Josef Sudek de regarder le monde non seulement par le prisme de sa chambre photographique, mais aussi par le prisme de son atelier, et de sa fenêtre. L’art retrouve ici sa signification classique, comme lorsque l’on désigne la peinture comme une fenêtre ouverte sur le monde à l’époque de la Renaissance italienne. Il semble encore que la fenêtre serve d’interface entre le monde intérieur de Josef Sudek (ses sentiments, ses états d’âme, mais aussi le cabanon qui lui sert d’atelier et de refuge), et le monde extérieur (le jardin, la cour de l’immeuble, et plus encore la ville de Prague). Josef Sudek perçoit ainsi le monde via deux filtres: son appareil, et sa fenêtre (sans compter sa propre subjectivité). Alors que l’on perçoit à tort la photographie comme une vue objective du monde, sous prétexte que la genèse de l’image est mécanisée, Josef Sudek crée une vision pétrie de spleen, souvent poussiéreuse, mais aussi parfois enchantée. Car le photographe sait créer de la poésie, comme en témoigne la série du Jardin Enchanté. Des linges suspendus voilent notre vision, une chaise, une table, une lampe peuplent le jardin (aucune personne n’apparaît jamais dans les clichés de Josef Sudek), un masque ou une statue sont disposés çà et là pour apporter un peu de présence à ces tableaux vides.
On est aussi frappés par les tirages horizontaux de la série Tristes paysages. Si Josef Sudek est un citadin, un inconditionnel de Prague, il apparaît vite comme un amoureux de la nature, trainant ses guêtres dans les forêts, les bois, les parcs, les jardins, ou composant encore de véritables odes aux paysages de la Moravie et de la Bohême. On connait donc les vues de son atelier, de sa cour, des rues de Prague, des rives de l’Elbe, de la cathédrale Saint-Guy, mais on découvre encore des vues vertigineuses du château de Prague, prises en plongée, qui nous rappellent les angles de vue de la Nouvelle Vision, et des panoramas désolés de la région de Most, ravagée par l’industrialisation galopante des années 1950. Grand admirateur du célèbre compositeur tchèque Leos Janacek, qu’il écoute fréquemment dans son atelier, Josef Sudek arpente le village natal du musicien, Hukvaldy, et la campagne environnante. Un extrait vidéo assez touchant nous montre ainsi Josef Sudek lors de ses repérages ou de ses prises de vue. La silhouette voutée, il porte péniblement un gros sac, sa chambre et son trépied de son seul bras valide. Avec sa drôle d’allure, qui le ferait presque passer pour un nécessiteux, il rôde dans les bois, ajuste son appareil, file sous le voile de la chambre, en ressort, et traine son trépied, à la recherche de la lumière et du cadrage escomptés.
Le parcours de l’exposition s’achève par une nouvelle plongée dans son univers intime. Mais cette fois-ci, son atelier ne sert plus de point de bascule vers le monde extérieur. Il s’agit de photographier ce cabanon débordant de bibelots, véritable capharnaüm. Tout semble figé et sentir le renfermé. Il y réalise des natures mortes, dont un sublime tirage avec une rose. Des œufs, des carafes, des billes, des poires, des verres, des plumes… On retrouve même au milieu de ces innombrables objets et des impressionnantes piles de papiers qui occupent l’espace, des clichés de mannequin ou de statue au crâne fracassé, qui rappellent l’obsession des surréalistes (et de Hans Bellmer en particulier) pour ces objets symbolisant l’inquiétante étrangeté de notre quotidien.