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Après le discours du Président de la République prononcé à Nîmes le 13 janvier pour les «Vœux aux acteurs de la culture», celui du 22 janvier, «A l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de recherche et d’innovation», était d’une rare (et indécente) brutalité — «moins offensif qu’offensant» a dit le président de l’université Paris 8, Pascal Binczak.
La «réforme» est devenue le maître-mot, un impératif et une urgence pour l’ensemble des secteurs et activités de la société. Mais il s’agit de réformes d’un nouveau genre : des réformes inscrites dans un cadre de «rupture» — des réformes de rupture. L’alliage singulier entre «réforme» et «rupture» constitue l’axe et la forme de cette sorte de révolution réactionnaire aujourd’hui conduite par le Président de la République.
Auparavant, en effet, la réforme était la méthode des réformateurs (ou réformistes) qui se distinguaient à la fois des révolutionnaires, partisans de la rupture, et des conservateurs, adeptes du statut quo.Â
Réformer signifiait consolider, améliorer, préserver, changer dans la continuité, par la négociation, sans brutalité ni cassure. Dans une perspective de progrès. Le parti pris du changement opposait les réformistes aux conservateurs, tandis que le refus de la rupture les séparait des révolutionnaires.
Nicolas Sarkozy a bouleversé cette mécanique en réussissant l’exploit de voler à la fois la «réforme» aux réformistes (en l’occurrence au Parti socialiste) et l’idée de «rupture» à la gauche radicale pour fabriquer un objet politique historiquement non identifié en agrégeant et redéfinissant les notions de «révolution» et de «réforme» afin de légitimer une politique profondément réactionnaire.
L’adversaire de cette révolution du troisième millénaire n’est pas le capital et ses valets (selon la terminologie d’antan), mais «les forces du conservatisme et de l’immobilisme», en d’autres termes «les conservateurs de tous poils que l’on trouve à droite en nombre certain et à gauche en nombres innombrables».
A l’opposé de l’ancienne droite apathique et rétive au changement, Nicolas Sarkozy incarne et orchestre une droite dynamique, pressée et active qui, au pas de charge, est en train de «revoir entièrement le décret statutaire» des enseignants-chercheurs, mais aussi le droit du travail, mais aussi la baisse des charges des entreprises et les rapports capital-travail, mais aussi la protection sociale, mais aussi le périmètre de l’État, mais aussi les effectifs de la fonction publique, mais aussi la télévision, mais aussi le paysage des valeurs de la société française, etc.
Dans le discours sur la recherche et l’innovation reviennent en boucle des expressions comme «revoir entièrement», ou «ce sera la première fois», ou «il faut que cela cesse», «urgence à en finir avec», et bien sûr «c’est une révolution totale».
La méthode, toujours la même, est à nouveau utilisée avec la recherche: on dresse un bilan «désastreux», on déplore qu’il affecte profondément le rayonnement et la place de la France dans le monde, et on en appelle naturellement à des solutions radicales et rapides afin d’«accélérer la modernisation des structures obsolètes et de changer nos mentalités».
Car enfin, lance le chef de l’État dont la fonction devrait consister à stimuler plus qu’à fustiger, «pouvons-nous nous satisfaire de l’organisation ‘à la française’ du système de recherche et d’innovation ? N’y a-t-il pas urgence à en finir avec une organisation désastreuse qui multiplie les structures et gaspille les moyens».
Du-passé-faisons-table-rase !… Et pour faire table rase du passé «désastreux», on présente la seule solution possible, dictée par la force de l’évidence et du bon sens, et censée avoir été éprouvée dans la plupart des pays étrangers. Telle une formule magique, cette solution souvent bidouillée à la hâte au sommet de l’État, doit permettre «enfin» de lever les «archaïsmes», d’inverser positivement la situation, et de replacer la France dans le concert des nations, pragmatiquement, sans idéologie.
Ainsi, comme se plaît à le répéter le Président de la République, «si l’on veut bien arrêter de faire de l’idéologie, de faire du combat politique partisan et si l’on veut accepter une définition pragmatique de ce qu’il y a de meilleur pour la recherche, l’enseignement supérieur, l’université dans notre pays», comment ne pas reconnaître et accepter l’offre nouant dans un ensemble supposé cohérent l’autonomie, l’évaluation, la concurrence, la privatisation.
«L’autonomie, c’est la règle. Et je souhaite que nous allions plus vite, plus loin dans l’autonomie» : cette vieille rengaine de la droite ne serait-elle pas idéologique et politique ?
«Il faut créer ce cercle vertueux d’une recherche privée et d’une recherche publique qui se complètent». Oui, mais à condition que l’échange soit équitable. A cet égard, le pire est à craindre quand l’on entend le Président exhorter «les entreprises grandes et petites [à ] puiser dans le vivier formidable de la recherche publique».
Et que dire, du point de vue idéologique et politique du principe selon lequel «s’il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance», et de cette façon «voir dans l’évaluation la récompense de la performance».
Comment ignorer que l’innovation et la recherche ne fonctionnent bien que par le dialogue, l’échange et le partage, qui sont aussi des procédures continues d’évaluations mutuelles, sans concessions, au sein d’une communauté de chercheurs. Car, dans la recherche comme dans la vie, on n’échange et communique qu’avec celles et ceux que l’on estime aptes à le faire.
En réalité, le credo criant d’ignorance et de mécompréhension sur l’évaluation n’est qu’une version de la très vieille conception autoritaire de la carotte et du bâton, avec son très archaïque cortège de menaces: «Les moyens supplémentaires, si les réformes prospèrent et si l’évaluation se développe. Sinon, on arrête».
Ce grossier chantage en forme de mise en doute de la probité professionnelle de la communauté des chercheurs déborde d’arrogance et de mépris. Mais il trahit aussi une totale irresponsabilité politique : celle qui conditionne le nécessaire engagement de la nation dans la «bataille de l’intelligence» à la stricte obéissance et soumission des chercheurs aux bons vouloirs (sinon à l’aveuglement) du pouvoir politique. L’histoire ne manque pas d’exemples qui incitent à être vigilants à cet égard.
La subvention ne serait-elle que la «récompense» de la soumission ? Alors qu’une recherche aux ordres est une recherche figée. Car l’innovation, qui est création, ne prospère pas dans la soumission, l’obéissance, le contrôle. Elle est au contraire le fruit de l’impertinence, de la liberté de pensée, et de l’imagination sans frein. Ce qui ne signifie évidemment pas l’absence de discipline, de stratégie, de méthode, de protocole, de production et de productivité, qui font partie intégrante de l’activité de chercheur, mais de façon spécifique à chacun des domaines et champs de recherche.
Face au mépris du chef de l’État, il faut affirmer que le chercheur est un créateur qui, oui, s’inscrit dans «un système assez génial [où] celui qui agit est en même temps celui qui s’évalue».
Oui, parce que la capacité d’apprécier une recherche à sa juste valeur, c’est-à -dire dans sa qualité plus que dans sa quantité, requiert une expertise qui n’appartient, pour chaque chercheur, qu’à ses pairs.
Oui, parce que cette liberté «géniale» n’est pas un privilège exorbitant, mais l’une des principales conditions de la création et de la fécondité de la recherche.
Oui, parce que les chercheurs n’ont pas besoin de contrôles récompenses-concurrences extérieurs, mais de conditions favorables pour exercer pleinement et intensément cette activité exaltante d’inventer, d’innover, de créer, qui les passionne.
Ces conditions, qui débordent largement les nécessaires subventions, font aujourd’hui cruellement défaut : ce sont la reconnaissance, la considération et la compréhension que les chercheurs portent une part vive de l’avenir du pays.
André Rouillé.
(L’artiste et le photographe de l’image d’en-tête ne sont nullement engagés par le contenu de l’éditorial)
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