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Le mécénat, ou l’éloge du dialogue

PAndré Rouillé

Comme beaucoup d’autres frontières, celles qui ont longtemps séparé le monde de l’art et celui de l’entreprise sont en train de se déplacer. De part et d’autre, les vieilles réticences tendent à s’estomper. A l’époque des soupçons succède le temps de la confiance. Non sans difficultés, mais de façon décisive.
En France, le processus s’est engagé plus tardivement que dans beaucoup d’autres pays — les États-Unis bien sûr, mais aussi l’Allemagne et la Grande Bretagne

. Ce retard est dû à une longue culture sociale d’opposition, et à d’anciennes et rudes controverses, héritées du XIXe siècle, entre l’art et l’industrie.

A vrai dire la marchandise et l’industrie ont continûment agi, par capillarité, sur la production artistique du XXe siècle : du Pop Art au Nouveau Réalisme, du Cubisme à l’Art Povera, de Jean Tinguely aux affichistes, les œuvres sont traversées par les productions, les schémas et les forces de la société industrielle et marchande. Mais sur un mode principalement critique. L’avant-garde esthétique se démarquait de la société industrielle en s’adossant souvent, ne serait-ce qu’indirectement, à des avant-garde politiques parfois radicales.

Un radicalisme politique autant qu’une mystique de la pureté esthétique conduisaient à pourchasser les moindres dissemblances et hétérogénéités, et visaient donc à exclure. Cela correspondait à une période historique, intellectuelle et politique d’affrontement, d’isolement, de Guerre froide : à un règne du «ou». Cette culture faite d’oppositions, d’exclusions et de contrastes — l’Est ou l’Ouest, le communisme ou le capitalisme, l’art ou l’entreprise, la photographie ou l’art, etc. — est morte sous le double coup de la défaite américaine au Vietnam (1975) et surtout de la chute du régime soviétique contre le mur de Berlin (1989).
Aujourd’hui, le processus de mondialisation qui s’accélère et se généralise; les échanges, les rencontres et les contacts qui s’intensifient; les limites, géographiques ou non, qui se déplacent ; les frontières, qui vacillent et se reconfigurent les unes après les autres; les totalitarismes, qui se défont et se renouvellent ; la flexibilité, le nomadisme, le métissage, qui deviennent la règle du présent; les exclusions, qui se déplacent; tout cela manifeste, en art et ailleurs, la fin du règne du «ou», et l’avènement d’une époque nouvelle : celle du «et».
Sous le règne du «et», on assume l’unité des contraires, on proclame la faillite des anciennes oppositions et exclusions. Sous ce règne du métissage, il n’est plus inconcevable d’être bisexuel (hétéro et homo) comme d’être plasticien, c’est-à-dire d’opter ouvertement pour une combinatoire sans limites des pratiques et des matériaux.

Cette dynamique du monde a ébranlé les oppositions figées entre l’art et l’entreprise et rendu possibles de nouvelles convergences.

Alors que les artistes, fidèles à une tradition romantique antibourgeoise, ont longtemps refusé de transiger avec l’univers hétérogène de l’entreprise, certains des plus engagés affirment que «les initiatives des entreprises envers l’art sont fondamentales, non seulement pour les artistes et le marché qui les fait vivre, mais pour la vitalité de la société tout entière» (Agnès Thurnauer). De façon plus directe encore, Jérôme Sans, directeur du Palais de Tokyo, considère que «l’art d’aujourd’hui ne peut [pas] se faire sans l’entreprise».
Cette situation nouvelle de marchandisation totalement assumée de l’art est une expression de l’hégémonie de l’économie de marché : le business est entré dans l’art, et l’art est sur le point de rentrer dans le business. Les anciens verrous ont sauté, les artistes sont prêts au mécénat.

Du côté des entreprises, les façons de produire, les relations de travail et les attentes des consommateurs-clients se sont, elles aussi, transformées en profondeur. La loi du profit, dans sa rudesse même, n’a certes pas été abolie, les exigences des actionnaires se seraient même plutôt accrues.
Mais la production de valeur ne peut plus aujourd’hui — dans une économie occidentale mondialisée de services — se limiter à la simple production matérielle de choses, elle est inséparable d’une production de valeurs immatérielles de sens, de respect, de reconnaissance et d’acceptation de l’autre dans ses différences, au moins en principe… Les dimensions sociales, éthiques et culturelles sont désormais identifiées comme des facteurs d’efficacité économique: «Les entreprises qui réussissent sont celles qui ont une âme» (Jean-Louis Brault).
L’entreprise est donc, elle aussi, prête pour le mécénat, en particulier pour le mécénat artistique. Non plus dans une conception paternaliste d’aide charitable à l’art, mais dans une vision rénovée où l’art est une chance que l’entreprise doit savoir saisir pour elle-même.

Avec les artistes et leurs œuvres, l’entreprise s’ouvre à des valeurs et des principes étrangers à la concurrence, la productivité, la rentabilité, le profit ; elle trouve une sorte de respiration salutaire dans des enjeux tels que l’esthétique, l’imaginaire, la gratuité, le faire individuel et maîtrisé, c’est-à-dire cette part d’humanité dont elle a besoin pour ne pas succomber aux impasses de la rationalité froide du capitalisme postindustriel.

André Rouillé.

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Hélène Tilman, Jacky, 2004. Photo extraite de la série « Portraits aux cicatrices». Courtesy Ensba, Paris.

Les citations sont extraites de José Frèches (dir.), Art & Cie, Paris, Dunod, 2005.

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