Vladimir Velickovic, Ernest Pignon-Ernest, Irving Petlin, Joyce Kozloff, Peter Klasen, Horst Haack
Le Mal. Now
Le Mal — oui, je le traduis par «evil», et non pas par un simple mal de vivre baudelairien ou par le spleen d’un romantisme tardif.
Le Mal — en fait / infecte / est toujours (en) nous-mêmes, pas l’autre. Car ce qui fait de l’autre l’ennemi, c’est la peur qui dans nos propres têtes cherche un alibi extérieur afin de justifier sa propre avidité.
Le Mal — est permanent, selon Artaud, et son contraire est quelque chose de voulu, le résultat d’un acte.
Le Mal — est ce qui continue à essayer de nous faire oublier que l’histoire de l’humanité a été «nettement pluraliste, qu’il n’y a pas de lois générales pour la société — seulement des assentiments culturels, que nous n’avons pas à faire avec de la culture, mais avec des cultures, sauf dans la mesure où nous pensons à tort que le monde fut refait à notre propre image…» (disait Carl Ortwin Sauer, il y a longtemps déjà , en 1940).
Le Mal — dans mon Manifeste nomade j’avais insisté sur le fait que «pureté est racine de tout mal». Le métissage doit être le but — dans le quotidien de nos vies, dans l’art & l’écriture: la vision d’un Grand Collage, l’endroit où trouver et tester tous les mélanges, couleurs terre & mots ciel, les notes de l’est & les rythmes de l’ouest, la lyrique du sud et la syntaxe de la politique du nord.
Le Mal — est l’oubli de l’histoire. Ainsi chaque peinture, chaque poème doit être conscient — «eingedenk», dirait Hölderlin — de l’histoire, l’inclure, la rendre visible, la laisser éclater au grand jour. Pardonner, oui, mais ne jamais oublier.
Le Mal ¬— est une ère dominée par les «spécialistes». Pour cela, l’artiste devrait être le dernier / nouveau généraliste: «pour qui toutes les données sont utiles… explorateur de la connexion ultime» (Robert Kelly), qui résiste & travaille avec la vision-en-résistance / la résistance-en-vision comme modes essentiels de l’action. (La révolution, nous l’avons appris, s’encercle & se mange elle-même, crée des bureaucraties.) Bertolt Brecht disait: «Que sont ces temps où / parler des arbres est presque un crime / puisque c’est faire silence sur tant de mal ! » Paul Celan répondait: «Que sont ces temps / où une conversation / est presque un crime, / parce qu’elle inclut tant de choses dites.» J’ajoute: «Que sont ces temps où un président des États-Unis peut définir la vraie libérté comme la capacité d’une personne ou d’une nation de gagner sa vie, de vendre & d’acheter.»
Lorca nous donne une recette toujours valable aujourd’hui, pour tous les arts: «Pour chercher le «duende», il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang comme une pommade d’éclats de verre, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation, qu’il entraîne Goya, maître dans l’utilisation des gris, des argents et des roses de la meilleure peinture anglaise, à peindre avec ses genoux et avec ses poings dans d’horribles noirs de bitume; qu’il dénude l’abbé Cinto Verdaguer dans le froid des Pyrénées, qu’il conduit Jorge Manrique à attendre la mort dans la solitude d’Ocaña, qu’il habille d’un costume vert de saltimbanque le corps délicat de Rimbaud, ou donne des yeux de poisson mort au comte de Lautréamont dans le petit matin du boulevard.»
Pierre Joris, le 26 mai 2013
Traduit de l’américain par Peter Cockelbergh
Vernissage
Samedi 11 mai 2013 Ã 18h