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Le lieu et le traumatisme

Vous accordez dans vos images une large place à la question du territoire et du lieu.
Guillaume Lemarchal.Un territoire m’intéresse au départ pour son histoire. Je m’intéresse beaucoup aux lieux qui ont été des lieux de traumatisme, de violence faite à l’homme. Étant français, européen, j’ai été amené à me poser des questions sur l’histoire de l’Europe, en prenant la France comme point de départ.
Comme je pensais au thème de la mémoire, que je traitais du paysage, et qu’il y avait une espèce d’évidence de la mémoire dans le paysage, au sens où le paysage nous renvoie à quelque chose de notre mémoire et de notre histoire, je me suis rendu sur des sites qui, en France, montraient ce phénomène de manière évidente, comme le Mur de l’Atlantique.
Puis, dans le prolongement est apparue l’Allemagne. C’est ainsi que s’est fait Iceberg : j’étais en quête de traces de l’ex-Allemagne de l’est. Iceberg I se situe sur la mer baltique, pas très loin de la frontière polonaise. C’était un pont en construction, qui devait rallier le continent à l’île de Rügen, sur la mer Baltique.
À l’origine, ce n’était pas du tout ce que j’allais chercher à ce moment-là : je voulais trouver des formes qui évoquent la fin de l’Allemagne de l’est. Mais je n’ai rien trouvé de ce registre-là. En revanche, j’ai trouvé du béton, béton qui était déjà présent dans mon travail sur le Mur de l’Atlantique avec les bunkers ; j’ai retrouvé un certain isolement qui, cette fois, se trouvait dans la mer glacée, alors que je ne m’y attendais pas du tout.

Où commence un lieu ?
Guillaume Lemarchal. À partir du moment où l’homme occupe et investit un espace. On investit un lieu dans l’idée d’y vivre, de s’organiser en société, d’y travailler, d’y enterrer des gens quand il s’agit d’un cimetière, de se concentrer et de méditer quand il s’agit d’un monastère, mais c’est toujours la manifestation d’une présence qu’on inscrit dans le sol, ou ailleurs : une navette spatiale est aussi un lieu, dans un autre un espace. Ce lieu est limité, il a des frontières avec un autre lieu ou des non-lieux. En revanche, un désert naturel est un espace, une étendue, pas un lieu.

Certains lieux se défont, comme dans Vanité, ce cimetière où l’on présume un lieu qui est en même temps à la limite du recouvrement, avec ses zones troubles et ses frontières qui disparaissent.
Guillaume Lemarchal. Oui, on pourrait croire que la place est abandonnée, mais ce n’est pas tout à fait vrai, les traces sont là, et tant qu’il y a ces traces, on peut dire que lieu existe, qu’il n’est pas encore mort. Évence Verdier, qui a écrit l’avant-propos de Paysage de l’après [Paris, Actes Sud, 2008], parle de l’édification et de l’effondrement des formes. Du surgissement à la disparition en somme.

Au moment de la prise de vue, qu’est-ce qui vous fait définir un lieu et déclenche votre désir d’image ?
Guillaume Lemarchal. C’est la qualité des formes, de l’espace, c’est aussi la lumière, la qualité de l’air, la puissance évocatrice du sujet, la violence des stigmates, l’histoire humaine qu’ils contiennent, et la qualité de l’émotion fabriquée par l’ambiance de l’instant. Ce qui ne veut pas dire que mes images sont des instantanés. Il y a un temps de prise important, j’ai besoin d’être dans l’espace pour l’intégrer vraiment et fabriquer à mon tour un lieu avec lui, un lieu qui soit visuel et qui soit aussi un lieu de pensée. Car une image est un lieu de pensée.
Iceberg, par exemple, a été l’occasion d’une rencontre esthétique très forte. J’ai pu concentrer mon regard sur un objet et sur la notion de lieu : la forme jaillissante de cette pile de pont faisait exister un lieu qui n’aurait jamais existé sans elle. Le lieu se construit parce qu’un objet a été fabriqué. C’est par un investissement à un endroit, une volonté d’édifier, qu’un site et un lieu sont constitués. Cette idée de fabrication au milieu d’un isolement, permettant à un lieu d’exister, faisait écho à l’une de mes pièces qui s’intitule Insula : c’est un diptyque où j’ai moi-même fabriqué un lieu qui n’existait pas auparavant, qui n’existe que par l’assemblage de ces deux photographies.

Ces piles de pont qu’on peut voir Iceberg sont, selon la lecture qu’on en a, inachevées ou en cours. Pour qui regarde vos images, il y a cette ambiguïté : un édifice en construction ou abandonné…
Guillaume Lemarchal. Le lieu est un espace identitaire, et c’est l’identité du lieu qui va susciter mon déplacement. Mais en même temps, j’ai besoin de le décontextualiser pour faire exister l’œuvre, qui prendra alors un sens beaucoup plus large que le lieu initial. Le fait qu’il y ait des ambiguïtés entre ce qui est en cours de construction, en naissance, en pleine maturité, et en état de décrépitude m’intéresse.

C’est vous qui fabriquez le lieu, par le cadrage, par la prise de vue.
Guillaume Lemarchal. Disons plutôt que j’en fabrique un autre : je me sers d’un lieu pour en créer un autre. C’est aussi pour cette raison que la décontextualisation, la distance d’avec l’identité du lieu propre est importante. D’où pour moi une certaine réticence à dire trop de choses sur l’identité des images et l’identité des lieux. Que Iceberg soit en Allemagne ou ailleurs, je m’en fiche : certes, c’est l’Allemagne qui motive mon déplacement à l’époque, mais lorsque je suis face à la pile de pont, que je décide d’en faire quelque chose, lorsque je la cadre, ce n’est plus de l’Allemagne dont je parle. En revanche, il est évident que le fait d’être à cet instant dans le Mecklenbourg, d’y séjourner un temps, influence le travail. Quand je suis devant le travail réalisé, l’Allemagne m’échappe bien qu’elle participe à l’image. Toute œuvre en général propose un autre lieu, accomplit une sorte transcendance. Je transcende l’histoire du lieu pour en faire exister un autre : je fabrique cette image, et cette image peut elle-même fabriquer un autre lieu pour vous.
Avec Iceberg, ce qui a été important au départ, c’est la motivation du déplacement, la rencontre avec le site, et ensuite la rencontre esthétique avec le lieu, avec le blanc et la brume. Puis l’idée de « sous-jacence » est apparue, l’idée qu’il y a quelque chose en dessous, qui peut engendrer un vrai trouble, un vrai questionnement. C’est récurrent dans mon travail : il y a toujours une zone de trouble, d’inquiétude, et un paysage situé en dessous du paysage visible, un autre paysage qui n’est pas donné dans un premier regard.

On sent sa présence en effet, mais le plus souvent il est invisible dans vos images. Dans la plupart d’entre elles, le regard est confronté à un obstacle qu’il aimerait franchir, comme la glace (Iceberg) ou les branchages (Zone), pour aller au-delà de ce que l’on voit au premier plan ou au premier regard. N’est-ce pas lié à l’idée de traumatisme, à l’idée qu’un événement est advenu, qui reste mystérieux, caché, et qui demande à être élucidé ?
Guillaume Lemarchal. Oui, j’aime qu’il y ait différents niveaux de lecture, ou plutôt différents temps, des strates. Dans un premier temps, nous pouvons rencontrer l’image sur son plan esthétique, sensible, au niveau de sa surface de couleur, de sa composition, de ses formes, etc. ; dans un second temps nous pouvons nous demander : « Que se passe-t-il dans cette image, comment est-elle faite ? Finalement, que suis-je en train de regarder ? », et commencer à lire certains mystères, découvrir parfois un certain effroi, des inquiétudes.

Faire l’imageComment faites-vous donc vos images ?
Guillaume Lemarchal. Il y a une direction, une ligne, toujours la même chez moi, qui suscite des désirs de déplacement, de rencontre avec des lieux. Au commencement, il n’y a quasiment que cela : le désir d’une esthétique et d’un lieu qui fait sens. Après, les choses s’élaborent : au moment de la rencontre avec le site, au moment de la prise de vue, mais aussi lorsque je fais la sélection, quand je décide des formats. Les choses prennent forme et se construisent au fur et à mesure.

Par exemple, pourriez-vous expliquer comment vous avez fait Iceberg ?
Guillaume Lemarchal. De manière générale, je n’ai pas de règle, pas de protocole particulier. Une image peut se faire très vite, cela peut être lent, mais par lent je ne veux pas dire laborieux. Avec Iceberg, ce qui était bien, c’était la brume. Comme quand vous vous promenez en campagne ou en forêt et que les choses apparaissent très lentement. Ou comme la nuit, quand il faut que le regard s’habitude à l’obscurité pour définir les formes. Il fallait ce temps-là pour cette image-là. J’ai marché longtemps sans faire d’images, puis j’en ai fait une, puis je suis allé ailleurs, puis je suis revenu et j’en ai refaits, peu, toujours très peu – je fais peu de clichés en général. Là, le temps de la prise de vue fut assez long. Je suis revenu deux fois sur le site pour en tirer cette image.

À mesure que vous revenez et que vous prenez les images, l’identité du lieu se dégage-t-elle ?
Guillaume Lemarchal. Oui, elle s’affine, mais ce n’est pas pour autant que ce sont les dernières images que j’ai faites que je garde. En l’occurrence, pour Iceberg, ce sont les premières. Car il arrive qu’une émotion première soit meilleure, qu’il y ait sur le moment une évidence, une espèce d’apparition, et quand on essaye ensuite de refabriquer une émotion, peut-être qu’on la pervertit et que quelque chose s’abîme. Mais faire ces images dont on ne se sert pas peut en revanche être très utile pour la pensée, pour la concrétisation du travail final, cela participe du travail.

Ces images « inutiles » vous permettent de réaliser que la vérité de l’image est bien dans celle que vous avez retenue ?
Guillaume Lemarchal. Oui, et de savoir qu’il n’y a pas d’alternative, qu’elle seule peut exister. Et c’est la même chose pour le format. C’est en fonction de ce qu’il y à l’intérieur de l’image, de l’émotion désirée, que le format va se fabriquer, se penser. Et une fois que c’est décidé, je ne change plus. L’image a besoin de cette surface-ci et pas d’une autre pour être pleine, pour se donner vraiment.

Le petit format que vous adoptez pour trois des images de la série Iceberg est-il une manière d’embrasser le lieu et de lui donner son unité et son identité ?
Guillaume Lemarchal. Non, c’est plutôt une affaire de rapport, de juste distance avec l’architecture-sculpture qui se donne à voir. C’est une histoire d’espace, de dimension intérieure de l’image. C’est là-dessus que se joue le choix des formats.

Retouchez-vous vos images ?
Guillaume Lemarchal. Jamais : aucune retouche sur aucune image, et je travaille sur un support argentique des plus classiques.

L’architecture-sculpture
Qu’entendez-vous par « architecture-sculpture » ?

Guillaume Lemarchal. Mes images se concentrent sur un objet, sur des monolithes qui manifestent le geste par lequel l’homme marque un espace à un moment donné. Parfois ces objets deviennent presque des formes abstraites, comme ici Iceberg ou encore Immer Da, parfois ce sont des formes révélant l’exercice d’un pouvoir, que j’envisage comme des masses. Chaque fois que j’aborde l’architecture, je l’aborde comme une sculpture, sans oublier, bien entendu, la raison de son existence et la nature de ses fonctions.

Dans quelle mesure vos images sont-elles des photographies d’architecture ? Les constructions qu’on y voit sont représentatives d’un style, d’une époque, et en même temps, c’est d’abord le lieu dans lequel sont inscrites ces édifices qui semble primer. Une pure photographie d’architecture aurait été plus informative…
Guillaume Lemarchal. L’architecture est un support pour le regard. Je fabrique avec elle mais je ne parle pas spécifiquement d’elle. Il y a un espace et un objet qui fait sens : la combinaison des deux fabrique le lieu de l’image. Donc je ne parle pas d’architecture, mais je me sers d’elle. De la même manière que je ne parle pas d’une histoire, géopolitique ou autre, mais de l’Histoire. Si je photographie une base militaire en Estonie, ce n’est pas pour parler de la présence soviétique à un moment précis en Estonie, mais plutôt de la manifestation d’un certain pouvoir à certain un moment, afin que l’image s’ouvre.

L’intention n’est donc pas documentaire.
Guillaume Lemarchal. Jamais.

Le document serait plutôt pour vous une matière dont vous vous servez pour autre chose ?
Guillaume Lemarchal. L’idée de matière est très juste, le document est une matière à travailler pour faire exister la photographie désirée.

Du paysage à sa perturbation
Guillaume Lemarchal. Nous venons de parler de l’architecture-sculpture qui fabrique le lieu, mais parfois, c’est l’objet qui devient lui-même un paysage. Ainsi dans Immersion. Cette image a des similitudes avec Insula, sur l’idée d’une forme qui devient paysage. On trouve aussi l’idée de sous-jacence, de paysage en dessous, d’autant que le ciel est ici renversé, le dessous est englobé par le haut.

Cette image perturbe le regard, on a le sentiment d’être perdu, que les repères spatiaux sont bouleversés.
Guillaume Lemarchal. C’est aussi à cause de l’abstraction du paysage et du fait que, dans cette image le paysage est double : il y a celui de l’arrière-plan, qui est le paysage classique, celui qu’on connaît – des arbres, de l’eau, peut-être une architecture industrielle sur le fond – mais le vrai paysage de l’image est au centre, c’est un paysage abstrait, composé de formes (une carcasse de bateau attaquée par la rouille) qui, par leur réflexion dans l’«eau-ciel», fabriquent un objet double.

On a là un lieu très complexe : deux lignes d’horizon, l’inversion du ciel et de l’eau, on ne sait plus où est le haut et le bas, on a l’impression que les repères spatiaux sont abolis, que cet objet double est suspendu dans l’eau ou dans l’air…
Guillaume Lemarchal. Cette déstabilisation réapparaît dans d’autres photographies avec les questions d’échelle, quand nous ne savons plus quelle échelle a l’objet, s’il s’agit d’une vue prise en hauteur ou non. Sommes-nous loin ? Sommes-nous proches ? Tout cela, on ne le sait plus, et cela participe de la mise à distance, essentielle pour moi, qui permet de faire exister l’œuvre, de la porter dans un ailleurs.

Liez-vous cette déstabilisation à l’idée de traumatisme ? Un lieu où l’on ne peut plus se repérer, n’est-ce pas un lieu traumatisant ? Il y aurait chez vous une sorte de topographie du traumatisme.
Guillaume Lemarchal. Oui, c’est très vrai. Mais selon moi, le traumatisme est moteur. Et ce que je propose à ces lieux, malgré les traumatismes, c’est un instant de beauté qui leur donne leur place ailleurs que dans la mort.

Ces lieux sont en effet hantés par la mort, que suggère l’absence de toute figure humaine. Mais ces architectures-sculptures qui émergent ne sont-elles pas justement le mouvement de la vie ?
Guillaume Lemarchal. Absolument. Cela me fait penser à votre question d’hier sur la verticalité, qui rejoint celle de l’édifice et de la position. La verticalité, c’est la vie, c’est le signe d’une dynamique, d’une fulgurance. Car je suis dans la vie, je parle beaucoup d’elle. C’est comme parler de l’homme en son absence : en parlant de la mort, on évoque la vie. Lorsque je suis en face de ces vues, je me sens extrêmement vivant, cela suscite chez moi une émotion particulière, un désir esthétique, l’amour du lieu malgré sa douleur, ou plutôt malgré l’horreur représentée. La photographie donne à voir des émotions.

L’ambiguïté entre la présence de la mort et le goût de la vie constitue le paradoxe de la mélancolie. C’est une tonalité très présente dans vos images : l’abandon du monde et la jouissance du spectacle cet abandon, la déploration d’un vide et la jouissance de la beauté de ce vide qui incite à sa contemplation.
Guillaume Lemarchal. Le plus dur, c’est d’avoir la bonne distance. C’est pour cela que, souvent, je décontextualise les lieux et que je crée des pertes de référence. Sans quoi, je serais dans un constat pur et plat, sans intérêt, jouant du pathos. C’est un registre qui ne m’intéresse pas. Je pourrais d’autant plus dégringoler dans ce travers-là que les lieux que je photographie sont très lourds. Ici nous sommes bien plus dans l’instant juste avant le pas de trop, pour reprendre les mots de Michèle Chomette. Nous sommes dans un intervalle, face au « prêt-à-rompre ». Vivre, c’est se tenir debout dans cette tension.

Politique et poétique du lieu
Pour revenir à la verticalité, elle se construit différemment dans vos images : elle peut provenir d’un accident, comme dans Salon de musique, d’une volonté de bâtir par ajout de matière, comme dans Édifice Montagne blanche, ou encore, comme dans Ressac, d’une soustraction, d’un évidement.

Guillaume Lemarchal. Oui. Cette image, Ressac, est un peu ancienne (2004) ; à l’époque, je n’avais pas encore découvert la neige. J’aimais l’idée de l’impression de la mémoire dans le paysage et d’une archéologie, et à cet endroit c’est comme si un rouleau de mer était passé, avait tout avalé, et mettait à jour quelque chose, comme une marée haute, puis basse, qui aurait repoussé le paysage et l’aurait creusé en même temps, faisant surgir un fond qui porterait quelque chose. C’est pourquoi cette pièce s’appelle Ressac. Si l’on regarde la progression de mon travail, je suis parti ensuite en Estonie pour cette même idée de la présence d’un pouvoir politique particulier à une époque particulière, qui a fermé des lieux, des sites, les a rendus secrets, interdits au monde, et qui soudain s’en est allé en laissant tout ouvert, et en permettant au monde de porter un regard sur ce qui avait été submergé à un moment donné. La vague s’en va, et à cet instant tout est à nu, tout se donne à voir. C’est aussi ce qui a suscité mon désir d’aller à l’Est après.

Après la chute du Mur aussi…

Guillaume Lemarchal. Oui, parce qu’avant c’était submergé.

Était-ce un travail politique ?
Guillaume Lemarchal. Je ne crois pas. Enfin si, en un sens, mais je ne cherche pas à positionner des valeurs, il n’y a pas de critique politique ni de jugement, ce ne sont pas des images accusatrices. Et elles ne sont pas de l’ordre du simple constat non plus. Si c’était le cas, ce serait stérile. Le mystère est total, je n’élucide rien, je n’en ai pas envie. Je veux qu’on soit devant une question, mais je n’apporte pas de réponse. Je n’ai pas envie d’endosser ce rôle-là. Je propose des espaces poétiques de respiration, de beauté, de trouble, de pensée, et de dialogue autour d’une matière visuelle. Mes images sont des ouvertures, des propositions pour éprouver la vie. Elles touchent peut-être plus au métaphysique qu’au strict politique.

Mais le choix d’un territoire aux frontières de l’Europe, marqué par un certain type de régime n’est pas tout à fait anodin. Vos images ne sont pas de pures évocations poétiques, et en ce sens elles ne sont pas totalement décontextualisées, ce ne sont pas des abstractions. Donc ni du reportage ni de l’esthétisation pure qui rendrait le lieu contingent. Ici le lieu est considéré aussi avec sa particularité historique, sans que cela réduise vos photographies à des images de type documentaire ou informative.
Guillaume Lemarchal. Oui, je suis toujours sur ce fil-là, c’est avec cette tension-là que je travaille, c’est à cet endroit-là que j’ai envie d’être dans le monde. Je fais avec le monde qui m’entoure, même si je fais des kilomètres pour aller le chercher.

De la blancheur
Il y a deux éléments très présents dans vos images : la blancheur et la matière.

Guillaume Lemarchal. Pour ce qui est de la blancheur, beaucoup de choses sont nées de la brume. Dans Insula, j’ai fabriqué une île, un lieu isolé baigné d’eau et de brume, d’où le ciel avait disparu. Et quand j’ai découvert le lieu d’Iceberg avec la glace et le recouvrement, je me suis rendu compte que ce serait pareil avec la neige. Je me disais autrefois qu’elle allait effacer les choses, et j’avais envie de me confronter à cet effacement, mais en fait ce fut l’inverse : j’ai découvert que la neige, le blanc, au lieu d’effacer, révélaient les formes en les isolant. Ils les baignaient dans un éclat de lumière tout particulier qui favorisait la concentration du regard sur un point. Et dans l’île, que ce soit dans Insula ou dans Édifice Montagne blanche, on retrouve cette idée de concentration sur point, et c’est ce que je cherche dans des terres blanches et des ciels blancs.

Le pouvoir révélateur de la blancheur…

Guillaume Lemarchal. Oui, d’où souvent cet éclat du blanc dans mes images : même s’il est parfois plus terne, son pouvoir révélateur est certain. Ce blanc impose aussi un trouble, qui se situerait entre le silence feutré et le cri, ou un déchirement très aigu. Mes images sont souvent dans cet entre-deux, comme si quelque chose voulait se dire mais était retenu. Le blanc condense tout, favorise aussi l’isolement et la concentration du sujet sur lui-même, et produit en même temps un rayonnement dans l’espace du cadre.

Le blanc écrase et ouvre à la fois…

Guillaume Lemarchal. Oui, il a une double fonction qui correspond à la juste distance à l’objet, à l’histoire, à l’émotion, et c’est pour cela que le travail de tirage est important : un technicien réceptif et sensible va essayer d’être au plus juste de la couleur, des densités.

De la matière à l’édifice
Venons-en à la matière : elle est aussi très présente au sens propre dans vos images, sous la forme de matériaux – sel, sable, neige – présentés de façon brute et semblant désigner quelque chose d’archaïque, d’avant l’élaboration d’une forme ou d’un édifice.

Guillaume Lemarchal. Bien que ce soit très juste, je n’ai pas pensé à cela en faisant Édifice montagne blanche. Dans l’élaboration de cette image, c’est le rapport visuel qui m’importait, le mélange entre le naturel et le construit, rappelé par le titre, et la montagne qui met en balance les deux. Le sel était important pour moi à deux titres : pour des raisons esthétiques, à cause de sa blancheur et de la lumière éclatante qu’il faisait surgir, et parce qu’il définit un univers stérile : le sel tue tout, plus rien ne poussera à cet endroit-là.

Cette image décrit un mouvement de construction plus qu’un édifice abouti : d’abord un sol aride, puis quelques amas un peu compacts et plus loin les premiers édifices plus complexes, enfin la montagne. Il y a une progression dans l’édification, mais elle s’arrête, comme dans les piles de pont : le mouvement va dans une certaine direction, puis s’arrête, se brise, comme si on ne pouvait pas aller jusqu’au bout de l’édification…

Guillaume Lemarchal. Vous pensez à une espèce de vanité ?

Oui, à la fois parce que le mouvement ne semble pas pouvoir s’achever, et qu’il semble n’avoir finalement aucun sens…
Guillaume Lemarchal. Oui, cela n’a sans doute pas de sens. Les objets de mes images sont, pour beaucoup, dans l’absurde.

On distingue toutefois ici des traces, signes d’une présence passée, d’une activité.
Guillaume Lemarchal. C’est récurrent dans mes images. Il y a des traces, des marques, des stigmates. C’est l’omniprésence de l’humain dans l’absence de figures. Je n’ai pas besoin de figures pour parler de l’homme. Je préfère en parler par son absence.

La catastrophe
Cette absence est-elle liée à la catastrophe que vos images invitent souvent à imaginer ?

Guillaume Lemarchal. Il y a en effet le sentiment d’une catastrophe. Si la catastrophe est présente dans mon travail, c’est parce qu’elle a quelque chose d’insaisissable, c’est une fulgurance. Le cas le plus évident, c’est Zone I et Zone II : je me trouve à Prypiat, à côté de Tchernobyl, ce lieu est absolument époustouflant parce que je ne comprends pas ce qui s’y joue.
C’est comme s’il y avait un ennemi et que je ne pouvais pas le toucher, il semble encore là alors que j’avais l’impression qu’il n’y était plus, c’est absolument insaisissable et c’est saisissant, et c’est ce jeu-là, entre insaisissable et saisissant, qui évoque la catastrophe, l’accident, ainsi que le sublime. Je n’ai eu que trois heures et demie pour faire cette image, car une autorisation est nécessaire pour entrer dans cette zone.
La mise à distance avec l’émotion est ici essentielle mais très difficile, car vous êtes en quelque sorte en face de la mort. Vous sentez que vous êtes au cœur d’un drame humain mondial, que vous touchez à l’universalité de l’horreur.
On revient à l’idée d’un saisissement insaisissable, et pourtant s’impose cette absolue nécessité de saisir, de faire avec l’insaisissable. Tout est exacerbé, c’est un dialogue entre la vie et la mort, une tempête, un semblant de chaos. Ici l’absence participe à la manifestation de la catastrophe.

La catastrophe est à la fois ce qui fait l’histoire, ce qui l’anime, et en même temps ce qui la suspend un peu…
Guillaume Lemarchal. Je ne suis pas sûr que cette suspension soit le seul fait de la catastrophe, bien que la catastrophe suspende, qu’elle induise un arrêt momentané, une pause : je pense plutôt que c’est le fait de l’image. La catastrophe a lieu, puis le temps passe. Se produira ensuite un recouvrement ou un effacement, mais il y aura toujours une trace de la catastrophe, que l’archéologie révélera. Le mouvement est permanent. Cet endroit-là vit, même si ce mouvement s’arrête dans l’image. Les nuages passent, la lumière change, ces arbres vont avoir des feuilles.

On a du mal à l’imaginer…
Guillaume Lemarchal. Parce que je soustrais cet endroit à son temps propre. C’est l’instant photographique qui suspend, qui va arrêter complètement le mouvement pour proposer ce temps-là, cet instant qui est l’instant juste pour porter l’émotion que je veux partager. À la différence du piano de Salon de musique : ici, la catastrophe est palpable, parce qu’elle a un référent sensible et humain sur lequel le regard se concentre, et qui porte toute une civilisation, toute une humanité à laquelle on s’identifie très facilement. Mais je cherche à dire les mêmes choses dans mes images : un moment de saisissement, et dans le saisissement, il y a un arrêt.

Le temps de l’image, le temps du regard
Est-ce vous qui avez choisi le titre de votre livre, Paysage de l’après ?

Guillaume Lemarchal. Oui, parce que c’est un sentiment fort que j’éprouve, et aussi parce que je choisis d’arriver toujours après pour faire mes photos : après l’événement qui a eu lieu et qui a constitué le site. Je suis là à ce moment.

Cette position dans l’après va à l’encontre du reportage, du « j’y étais ». L’idée qu’on puisse être présent à l’événement par l’image vous semble-t-elle impossible, pas pertinente, serait-ce une illusion ?
Guillaume Lemarchal. Non, pas du tout, je manifeste moi aussi la présence même s’il n’y a personne. Seulement ce n’est pas la même présence, je n’ai pas les mêmes choses à dire que les reporters, nous n’avons pas la même optique. Sans témoigner du présent, je parle du présent. Mes images sont dans la présence et manifestent ma présence, ou encore votre présence à partir du moment où vous entrez dans un dialogue avec l’image et que vous êtes dans l’activation d’une pensée.
C’est ça la présence de l’instant, l’« ici-et-maintenant ». En regardant une image documentaire, vous vous dites : « Il s’est passé telle chose », « à ce moment-ci cette femme est dans une profonde douleur. » À mon sens, vous êtes moins dans le présent avec le photojournalisme qu’avec mes images. Ou vous n’êtes pas dans le même présent.

De même qu’on perd ses repères spatiaux, on perd aussi ses repères temporels dans vos images : leur temps est lié à l’histoire sans la suivre tout à fait, on est dans le maintenant de l’après, et l’on discerne mal les perspectives à venir. L’expérience temporelle devant vos images est perturbée, comme celle de l’espace.
Guillaume Lemarchal. Il le faut, car c’est là aussi que réside l’énigme. Il faut du mystère, du moins dans mon travail. Je travaille avec lui comme avec des zones d’ombre, des zones pas vraiment élucidées, qu’on a du mal à comprendre. C’est important que des choses nous échappent, même dans l’acte créateur. Tout contrôler m’agace, c’est illusoire, et cela éteint tout, cela ferme l’image.
Mais le temps de mes images est peut-être celui du silence et de la réflexion. L’œuvre est hors temps, elle a son propre temps, qui n’appartient qu’à elle, et il y a le temps qu’on vit avec elle. C’est pour cela qu’il est intéressant que la temporalité du site ne soit pas vraiment là : cela permet d’être libre avec l’œuvre.

Dialoguer avec l’image
Et de revenir à l’image, de ne pas l’épuiser, de dialoguer avec elle ?

Guillaume Lemarchal. Oui, dès l’instant qu’on la questionne, qu’elle nous questionne. Beaucoup de choses s’engagent, se racontent, s’échangent avec elle, c’est un vrai partage.

Mais comment s’élabore ce dialogue ?
Guillaume Lemarchal. En plusieurs moments. Il s’instaure surtout après, quand l’artiste s’est dépossédé de l’œuvre, quand elle est au mur. Mais l’analyse ne m’appartient plus trop, c’est un dialogue entre le regardeur et l’œuvre. C’est à lui de faire l’analyse quand il voit une image ou l’ensemble du travail. Pour ma part, je préfère donner des indications de lecture, c’est bien suffisant, comme les titres. Si je donnais une analyse trop serrée de mon travail, je l’enfermerais et je le couperais de la dimension poétique que je juge essentielle à mon approche.

Pour que ce dialogue soit possible, encore faut-il que vous trouviez la bonne distance à ce que vous photographiez.
Guillaume Lemarchal. En effet, on est toujours dans un dialogue avec l’image ou avec le site, mais sur le mode d’une bonne distance : dans de l’histoire mais pas dans le constat, dans de la poétique mais pas dans de l’esthétique pure ou exclusive. C’est ce qui fait qu’il n’y a pas une seule et unique réponse et que chacun fait avec sa propre histoire.
Cette bonne distance permet de s’approprier les lieux et d’y vivre nos propres histoires. Si je collais à la réalité, au concret des situations des conflits politiques et de la cruauté de l’histoire, si j’étais trop face au traumatisme, alors sans ce travail de mise à distance, je ne laisserais aucune chance au spectateur d’avoir cette distance-là, et l’image n’existerait pas. Je propose des échappées, des espaces permettant de s’approprier les lieux.
Et justement l’image vous positionne, elle vous demande de vous positionner. Elle est dans la présence ; elle exige de vous la présence. Si vous avez la conscience de votre présence, ou si elle est mise en question, l’idée d’un positionnement se met en place. Et même moi, elle me demande de me positionner quand je veux la faire. Et elle me fait dire ma présence.

C’est le rapport que vous avez à l’existence ?
Guillaume Lemarchal. Oui, et qui est essentiel dans mon travail, car les deux sont liés. La question fondamentale, c’est comment être au monde, comment fabriquer avec lui.
 

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