Yann Datessen
Le Léthé
Le Léthé est l’un des fleuves de la mythologie grecque qui sépare les enfers du règne des mortels. C’est une frontière, un lieu qui éloigne les êtres des berges d’une existence révolue, des drames et bonheurs d’un monde laissé derrière soi, un lieu qui sépare les hommes d’eux-mêmes, car boire une gorgée de ces eaux noires efface toute mémoire, toute trace des siens.
Pour Yann Datessen, si la photographie est faite pour parler de «traces», il a voulu dérouler celles qui lui restaient d’une histoire douloureuse sur la longueur d’un lieu d’eau. Pour jouer avec les reflets avant tout, le reflet de ses images dans l’onde, pour actualiser sans cesse le miroir entre fiction et réalité, en profiter pour dire que le fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois reste pourtant toujours le même.
La série photographique du Léthé parle de naufragés, des rivages où l’on abandonne ses espoirs, ses chagrins, ses souvenirs, le Léthé parle du temps qui coule, coule sous les ponts, coule les êtres, le Léthé parle de l’horizon, du tourment de s’enfuir et de celui d’arriver, le Léthé parle des sourires à jamais oubliés sur le sable, le Léthé parle d’amour, le Léthé parle de ce fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois et qui pourtant est toujours le même…
«Le Léthé» est le premier chapitre d’un travail en trois parties qui sera suivi d’un «Achéron» et du «Styx», deux autres fleuves allégoriques souterrains. L’ambition de ce projet est de penser des images dans la perspective d’une «installation», in situ, pas tant pour s’improviser street artiste mais plutôt pour se rapprocher de l’esprit du land art: s’inscrire dans le réel, le modifier un bref instant, se mêler aux hasards des regards de passants et court-circuiter les modes de diffusion classiques.
Pourquoi le polyptique? Yann Datessen explique: «Parce que c’est une façon d’écrire, d’écrire avec des images, comme au cinéma, sauf que de vingt quatre par seconde, la contrainte est de ne pas en dépasser une, deux ou trois… Plusieurs temps donc, les uns à côté des autres, pas d’instant décisif, pas de long métrage non plus, mais un entre-deux, un oscillement avec des silences entre les phrases, des ellipses plus ou moins longues qui parfois prennent quelques secondes, parfois des années… Correspondances, dialogues, fragments, jeux d’interstices, jeux de temps, de lieux et de médiums, un travail sur le lien et la séparation qui revendique autant l’influence du cinéaste Chris Marker que celle du plasticien Ernest Pignon Ernest.»
Yann Datessen est un photographe-plasticien né en 1977. Il vit et travaille à Paris. Ecrivain par ailleurs, il est chargé de cours de photographie à l’université Paris-Sorbonne. Avant de devenir photographe, il a été peintre, vocation première stimulée par des études d’histoire de l’art, deux sources dans lesquelles il puise depuis le goût pour la mise en scène et la narration. Alternant les projets intimes comme celui-ci avec des documentaires, la finalité de ses travaux est de se retrouver le plus souvent possible à l’extérieur, pour rester fidèle à l’esprit de l’art urbain.